À l’occasion de la parution de son premier roman en France, une interview de Han Kang
L’interview de Han Kang à propos de la parution de son premier roman en France, coïncide quelques mois plus tard avec l’invitation au Salon du Livre de Paris 2016.
Dans Pars le vent se lève, de nombreux passages sont consacrés à la compréhension des lois de l’univers. Mais à force de tenter de comprendre cet univers, les personnages sont-ils encore en mesure de se comprendre eux-mêmes ?
Au moment de la rédaction de Pars, le vent se lève, j’étais plongée dans la lecture de livres de sciences naturelles, d’astrophysique etc. Je me suis posée à nouveau la même question que je me pose depuis longtemps : comment va-t-on pouvoir survivre dans ce monde, dans cet univers, dans ce cosmos ? Ces réflexions ont aussi fourni le matériau pour un autre de mes romans : La Végétarienne. Dans ce livre, le personnage refuse sa condition d’être humain. L’homme mange de la viande pour survivre, mais pour obtenir cette nourriture, il doit commettre des violences sur les animaux. C’est pourquoi le personnage ne veut pas se nourrir de viande, pour résister à cette idée. A la fin du récit, il en arrive par se considérer lui-même comme une plante et finit par refuser de s’alimenter. Pourtant, la réalité de la condition humaine se rappelle à lui : les êtres humains ne peuvent pas vivre comme les végétaux. Bon gré mal gré, nous devons vivre dans cet univers et accepter notre condition. J’ai voulu illustrer cette prise de conscience difficile, cette dure réalité qui s’impose à nous et déborde notre champ de compréhension : comment ce cosmos s’est-il créé, comment fonctionne-t-il ? Finalement, j’ai pensé qu’on pouvait trouver le sens de l’existence dans le monde réel parce que c’est le monde auquel nous appartenons tous. Ce que je voulais montrer dans ce roman est le point où se rejoignent l’univers et la triste condition de l’être humain obligé de vivre à l’intérieur de ce monde-là.
Il m’a semblé quand même que Pars, le vent se lève, est finalement un roman sur l’incommunication, sur l’impossibilité de communiquer, d’être compris par les autres, de comprendre les autres.
Ce personnage, Jeong-hee, enquête sur la mort de son amie pour démontrer que ce n’était pas un suicide. Dans cette enquête, elle est obligée de faire face à la mort et à la vie de son amie en même temps qu’elle est confrontée à sa propre vie et à sa propre mort. Peu à peu, elle parvient à un état d’incompréhension et d’impossibilité de communiquer. On pourrait prendre l’image de la lune que l’on regarde dans le ciel. On ne voit jamais que la moitié de la lune, on ne voit pas l’autre face. Là, nous sommes dans ce qui n’est pas compréhensible. On bataille ferme pour comprendre, en vain le plus souvent. On décide de vivre malgré tout, comme le personnage à la fin de ce roman. C’est notre destin. L’impossibilité de communiquer, l’incommunication, c’est important pour moi. Je l’ai abordé dans La Végétarienne et aussi dans la nouvelle Le cours de grec. Dans celle-ci, il y a deux personnages, un homme mal voyant et une femme muette. Ils communiquent en faisant glisser leurs doigts sur la paume de la main de l’autre, comme s’ils écrivaient. Ils échangent par la chaleur corporelle. La difficulté et l’impossibilité de communiquer est un thème qui traverse mon œuvre depuis mes débuts littéraires.
Ces personnages qui n’arrivent pas à se comprendre mais cherchent à s’aimer. Ce que vous dites sur l’amour est terrible ! Vous avez une vision contradictoire de l’amour : il est impossible mais c’est la seule possibilité. Tous les corps sont meurtris. L’héroïne est malade, son amie se blesse en faisant du sport …
Pendant l’écriture de ce roman, j’ai changé le titre en « L’encre et le sang ». Je voulais représenter les deux mondes par l’encre noire et par le sang. L’encre noire est le symbole qui représente le monde de l’oncle d’In-ju. Ce monde désigne par les étoiles l’idée la plus précieuse qu’on a, par exemple, l’idée du début et de la fin de l’univers. De l’autre côté, le monde du sang, c’est le monde dans lequel on vit. Dans lequel il y a l’amour et la douleur. C’est la condition des êtres humains. Entre les deux mondes, c’est le trouble et le conflit. C’est ce que je pensais en écrivant ce roman, comme le laisse entendre le titre du troisième chapitre « L’encre est rouge et le sang est noir ». L’encre et le sang se mélangent en se troublant.
À propos des personnages malades, depuis toute petite, je m’intéressais à la naissance, à la maladie et à la mort. J’ai grandi avec cette idée. Selon un livre que j’ai lu, éprouver de la douleur et de la souffrance est contradictoirement une preuve de vie. On ne peut pas parler de l’existence sans prendre en considération la souffrance et la douleur qu’elle implique.
Ce roman m’a donné le sentiment que les personnages étaient toujours en lutte permanente avec le temps qui passe. Le personnage principal est un personnage qui au fond a peur, tout le temps peur, de tout, raison pour laquelle elle fait souvent référence au cosmos. C’est une manière d’inclure sa peur dans un univers plus vaste. Du coup, ça devient la force du personnage. C’est finalement la peur qui est la force principale du personnage.
Il y avait deux grandes images qui étaient dominantes au début de l’écriture de ce roman. Le trouble et le combat. Pars, le vent se lève ne signifie pas « pars en suivant la direction du vent », mais « alors que le vent se lève, pars ». Dans le roman, il y a des passages en italique. Comme si les caractères penchés se battaient, il y a toujours le combat contre le temps, contre la peur et contre la mort. C’est pour ça que Jeong-hee se bat contre le livre écrit par l’autre personnage, contre la vérité, en se demandant si c’est bien la vérité ou pas. Les combats du début jusqu’à la fin du livre, c’est là l’image première et essentielle de ce roman.
Mais ce personnage qui cherche la vérité tout au long du roman, très curieusement ne la cherche plus beaucoup à la fin.
Parce que la vérité en tant que telle est déconstruite. La vérité est troublée et le personnage est bouleversé, ne sait plus pourquoi il se bat.
Mais le personnage recherche sa propre vérité. Il ne recherche plus la vérité de son amie.
Quoiqu’il en soit, il faut vivre pour approcher la vérité : c’est la conclusion.
Il faut vivre pour pousser sa propre vérité jusqu’au bout quelle que soit la direction. C’est-à-dire que ce personnage sera capable de vivre jusqu’au bout même s’il est dans l’erreur.
Le ressort de ce roman est l’“enquête“ que mène Jeong-hee pour découvrir la vérité sur la vie et les circonstances de la mort de son amie In-ju. Au fil de la lecture, on se rend compte que le focus est mis sur le passé, la vie et la mort de Jeong-hee ; le conflit intérieur de Jeong-hee va nous absorber jusqu’à la fin du roman.
Je pense que ce qu’elle cherche au travers la vérité, c’est l’Amour. Au fond, peu importe que cet amour concerne un homme ou une femme. Ce qu’elle veut connaître, c’est l’intensité, le pur sentiment de l’amour.
Jeong-hee se sacrifie pour son amie, l’oncle et l’enfant de son amie. Pour elle, les trois ont un même sens. Elle se bat pour ces trois en se laissant dériver en quelque sorte. C’est pour ce combat qu’elle doit vivre. De ce point de vue, je suis d’accord avec vous.
Quand elle se consacre à ces trois personnages, elle s’oublie. Et quand elle se consacre à la vérité sur la mort de son amie, c’est elle-même qu’elle cherche. C’est dire si elle a une réserve d’amour terriblement importante auquel on ne croit pas.
Il y a un motif important dans ce roman : un petit caillou bleu. Dans son rêve, l’oncle d’In-ju est soulagé par sa mort. Mais il verse des larmes de tristesse au moment où il découvre un très beau caillou bleu, parce qu’il devra ressusciter pour le ramasser. Ce rêve aborde bon nombre de points que je voulais traiter dans ce roman : l’amour, la vie, etc.
Le titre Pars, le vent se lève pourrait signifier le « retour de la virginité ». Lorsque le vent souffle, il balaye tout, le ciel s’éclaircit, devient pur, avec la possibilité de repartir vers une nouvelle vie.
Justement, In-ju rêve de ça. Sur les ruines d’une vie, elle voudrait repartir de zéro ; elle voudrait réparer son âme blessée pour tout recommencer. C’est pour ça que tous les personnages s’intéressent beaucoup au commencement du cosmos. Il y a la vallée Misiryong, c’est un endroit très important dans ce roman ; In-ju est allée voir cet endroit où sa mère est morte, pour se donner la possibilité de repartir de zéro.
C’est le roman du regret et de l’espoir. La symbolique de l’oiseau est très présente. Quelle est la signification que vous lui donnez dans ce roman ?
Pas seulement dans ce livre-là, mais aussi dans La Végétarienne, Le cours de Grec et quelques autres nouvelles. Quand je veux parler des femmes, inconsciemment, je parle tout de suite des oiseaux. L’oiseau est une image fondamentale chez moi, l’image de la femme, mais revêt parfois d’autres significations, comme c’est le cas dans Le Cours de Grec, lorsqu’il apparaît lors de la rencontre entre les deux personnages principaux. En fait, ce n’est pas très facile d’expliquer la symbolique de l’oiseau dans mon œuvre. Au début de Pars, le vent se lève il y a des oiseaux qui disparaissent. Dans ce cas, ils ne symbolisent ni les femmes ni les hommes. Il me semble que c’est l’image qui apparaît quand je pense à l’âme.
C’est probablement le symbole de la fragilité du sentiment. Dans vos écrits, lorsque l’oiseau est beau, le sentiment est beau et quand le sentiment est noir, l’oiseau devient noir aussi.
Avec le temps, je suis persuadée qu’il y a un grand rapport avec la fragilité et la limpidité du sentiment. Dans une de mes dernières nouvelles, j’ai juxtaposé la mort d’une femme et celle d’un oiseau blanc. Pour moi, l’oiseau blanc est particulièrement important.
Propos recueillis par Jean-Claude de Crescenzo
Traduction de Park Mi-hwi
Le 10 octobre 2024, Han Kang obtient le Prix Nobel de la littérature, pour l’intégralité de son œuvre