La littérature sans idéal

Il est parfois bon de revenir sur des livres dont nous n’avons pas parlé au moment de leur parution ou qui, à une occasion inédite, ressurgissent dans notre mémoire. C’est le cas de La littérature sans idéal de Philippe Vilain. Le genre de livre qui vous « remonte », comme remonte plus que régulièrement La littérature à l’estomac, de Julien Gracq, La littérature sans estomac de Pierre Jourde, La fin de la littérature de Richard Millet, par exemple, ou encore Le roi vient quand il veut, un entretien avec Pierre Michon. Bien qu’aucun de ces livres ne fît allusion à la littérature coréenne, ils n’en demeurent pas moins des ouvrages d’autorité, que l’on peut appliquer à n’importe quelle littérature.

Ces ouvrages ont pour bien commun une revendication esthétique, celle d’une littérature débarrassée de la communication et d’un style débarrassé de ce qui n’en est pas.

Dans un récent numéro du Monde des livres, le journaliste se félicitait dans un inévitable compte-rendu de l’inévitable Sérotonine de Michel Houellebecq, le journaliste savait gré à l’auteur de s’être point répandu dans les médias, contrairement à ce qu’il avait fait pour Soumission. Se féliciter donc qu’un écrivain n’occupe point les écrans de télévision. Mais comme un membre amputé continue de manifester sa présence, un écrivain fait autant parler de son absence dans les médias. Qu’il se taise et voilà que la presse prend son relais. À chaque épisode de ce type me revient en mémoire la liste des auteurs qui se sont tenus loin des gloses publiques, Julien Gracq, Richard Millet par exemple et dans le domaine qui nous occupe, les écrivains qui fuient autant qu’ils peuvent les manifestations publiques, les débats, les prestations radiophoniques ou télévisées, tel Yi In-seong par exemple. Sartre ne donnait pas cher de la peau d’une littérature qui a besoin des arts voisins pour survivre. Que dirait-il de l’hyperpuissance médiatique que nous observons depuis plusieurs années.

La littérature, c’est d’abord une langue. Pas forcément une parole, encore moins une parole médiatique. C’est une langue, autrement dit, un style. Sans que l’on puisse établir un rapport de cause à effet, il semblerait que plus la parole médiatique se répand plus le style littéraire se détend. Dans cet essai paru en 2016, l’auteur prolonge des propos tenus par des auteurs tels que Pierre Jourde dans La littérature sans estomac ou La fin de la littérature  de Richard Millet. Les deux soulignaient ce que la littérature doit au maniement de la langue française, au style donc, sans lequel il n’est pas de littérature.

L’auteur insiste sur l’inquiétude, assez largement partagée, que la littérature serait en manque de valeur, parce que la littérature ne s’écrirait plus, qu’elle ne fonde plus sa croyance dans le fétichisme de la langue. Philippe Vilain met en cause la volonté des écrivains de se rendre le plus lisible possible, dans une visée commerciale, en racontant une histoire susceptible de toucher le registre émotionnel du lecteur, plus que son registre réflexif. De la sorte, la littérature se serait orientée vers le désécrire, ruinant l’idée même de littérature, finalité dont Céline fut le chantre. L’écrit, pur produit d’un story-board et ambassadeur d’un storytelling, conduisant dans une alternance de descriptions et de dialogues, à raconter une histoire susceptible d’émouvoir le lecteur, sans se préoccuper de la dette que tout auteur doit à la langue. Dans son manifeste fondateur de la littérature dite « moderne ». À l’orée du XXe siècle, Yi Gwansu n’attribuait pas d’autre mission à  la littérature  que celle de transmettre des émotions.  Le style littéraire rangé au rayon de fioritures, l’écrit se concevrait dorénavant en images, l’assemblage de ces images ayant pour vocation de donner à voir. La littérature comme art visuel. La désertion du style s’accompagne d’une nouvelle architecture de la forme, la pensée « images » n’étant jamais aussi bien servie que par l’oralisation. Les conditions sont prêtes pour une littérature de divertissement, rôle auquel le roman semble s’être résolu. La littérature du « raconter » a sans doute gagné sa bataille contre la littérature du »penser », le « désécrit » contre le style,.

Consécutivement, l’économie du livre et les conditions sociales de production  chez les auteurs ont contribué à modifier la donne : l’affaiblissement de la demande de lecture s’associe à l’affaiblissement généralisé (disparition d’enseignements, place de la littérature dans les supports de diffusion, etc.). La situation n’est évidemment pas propre à la France et les mêmes phénomènes s’observent en Corée. D’autant plus vivement que les formations universitaires à l’écriture n’arrangent pas les affaires de la diversité stylistique. Et le style souvent passé au laminoir de l’écriture imagé doit se nourrir d’un hyper investissement dans l’invention fictionnelle. On ne peut contester le fait que que les jeunes auteurs coréens soient pourvus d’une imagination à toute épreuve. Fort heureusement, il reste des auteurs pour qui la littérature est et reste une voix singulière. Mais lorsque la littérature n’a plus de visée politique, plus d’ambition esthétique ni au projet d’être savoir, que lui reste-t-il ? Une belle histoire à raconter ?


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