ÉCRITS DE L’INTÉRIEUR

A PROPOS DE L’OEUVRE DE LEE SEUNG-U

J’ai découvert l’œuvre de Lee Seung-u lors de la publication en France de son premier roman traduit. C’était dans les années 2000. La lecture de L’Envers de la vie[1] m’avait alors séduit par la polyphonie du texte et la violence toute rentrée du jeune personnage, Pak Pukil, devenu plus tard écrivain, et dont un autre écrivain doit rédiger la biographie. L’astucieux procédé narratif avait sans doute fait écran, au moins pour moi, à la dimension de l’auteur, qui ne m’apparut que progressivement. Avec son deuxième ouvrage, La Vie rêvée des plantes[2], la profondeur allégorique de ses textes me plaçait face à un grand auteur. En apparence, cette écriture, qui se donne comme facile à lire, est d’une profondeur obligeant à d’incessants retours sur le texte pour en extraire la puissance évocatrice. Les images, les symboles s’imprègnent d’abord à la surface de notre conscience avant d’entreprendre leur savant travail de sape et de nous contraindre à revenir sur le texte puis à revenir sur soi.

L’œuvre de Lee Seung-u est une œuvre de l’écriture de soi, une œuvre auto-centrée sans qu’elle soit auto-fictive. Une œuvre de la sensation, de l’interrogation à propos de nos désirs et de nos manques pour en vérifier leur validité. C’est une écriture de l’intériorité qui ne se satisfait pas du seul moi comme matériau. La singularité de l’auteur est de celle qui tire vers nous le caractère universel de nos sensations. 

Nous avons rencontré (j’associe à cette rencontre Kim Hye-gyeong, universitaire, traductrice et épouse) Lee Seung-u, pour la première fois, à Aix-en-Provence à l’occasion de la Fête du livre en 2009, dont le thème « L’Asie des Écritures croisées : un vrai roman »avait été proposé par les Écritures Croisées et l’équipe de recherches à laquelle j’appartiens à l’Université Aix-Marseille, « Littératures d’Extrême-Orient, Textes et Traductions[3] » de l’Institut de recherches asiatiques (IRASIA). Lee Seung-u et Kim Young-ha représentaient la Corée du Sud. Cette rencontre avec Lee Seung-u fut suivie de bien d’autres, partout où l’occasion nous en était donnée : Paris, Lyon, Séoul, Londres, Aix-en-Provence…. Rencontres privées ou rencontres littéraires dans le cadre des forums du Literature Translation Institute of Korea, j’invitai plusieurs fois Lee Seung-u à Aix-en-Provence, ville où il séjourna pendant une année, en 2018. Les nombreuses interviewes que j’ai réalisées avec lui ont confirmé ce que je pressentais de la lecture faite de ses œuvres et de la profondeur que j’y trouvais : une profondeur vitale pour la littérature contemporaine.

Le projet de ce livre est né bien plus tard, à la suite des nombreuses chroniques que j’ai publiées dans la revue de littérature coréenne Keulmadang, lorsque la profonde unité de son œuvre s’est lentement dévoilée au fil des lectures. Sans que l’un de ses textes, long ou court, ressemblât à un autre, j’avais plaisir à découvrir combien l’œuvre creusait le même sillon ; les personnages pouvaient changer, les situations varier, le sillon portait en lui les fruits de la persévérance, la volonté de s’approcher d’une vérité crainte, d’une inquiétude lancinante, d’un espoir sans enthousiasme. De la sorte, sans lien apparent ni revendiqué, ses romans se répondaient l’un l’autre. J’étais face à une œuvre. L’œuvre d’un écrivain.

Les critiques et les journalistes sont toujours soucieux d’affilier un auteur à un autre, à un courant, à une communauté. Yi Cheong-jun est l’un de ces auteurs qui ont influencé des générations d’écrivains coréens contemporains, Lee Seung-u s’est abondamment nourri des littératures européennes, Gide, Hesse, Dostoïevski, Kafka, etc., œuvres traversées de symboles et de mythologies du vieux continent. Il est pourtant difficile de le classer dans une filiation précise. Certains lecteurs le rangent volontiers comme auteur kafkaïen, d’autres comme auteur dostoïevskien. Mais de quel Kafka s’agit-il ? Le Kafka de La Métamorphose ou le Kafka du Verdict ? Le Dostoïevski des Frères Karamazov ou celui des Souvenirs de la maison des morts ? Schopenhauer et Nietzsche ne sont pas non plus étrangers à son œuvre. Du premier, pour lequel l’homme est plongé dans un désir permanent, contraint de sublimer ses pulsions, il acquiert l’impossibilité d’accéder au bonheur et l’obligation de se contenter de traverser la vie sans trop de dégâts. Cet « innocent coupable », héritier du péché originel, peut trouver dans la mortification un moyen de parvenir au salut. Du second, ses personnages partagent une enfance sans père (Nietzsche perd son père à l’âge de quatre ans), des études de théologie, la volonté de dépasser la souffrance dans un monde sans Dieu ou dans lequel Dieu n’est plus entendu.

Si l’on devait attribuer une influence majeure à Lee Seung-u, elle serait certainement celle des Saintes Écritures, œuvre polyphonique, diachronique, source d’inspiration jamais démentie, par laquelle l’auteur construit le soubassement de son œuvre. La lecture de la Bible pendant ses études de théologie irrigue son projet d’écriture sans jamais toutefois l’assigner à une illustration exclusive du sentiment religieux. Dans un monde où les points de repère ont rompu les amarres, où les jeux sociaux modifient le sens même de la vie, la Bible constitue pour notre auteur une constance, une référence, une empreinte indélébile. Nous ne trouverons dans ses romans ni prosélytisme ni défense d’un groupement religieux, même si les références au protestantisme sont parfois présentes. Aussi, dans notre texte, nous ferons aussi référence à la Bible autant de fois que nous pensons qu’il y a là une source possible d’interprétation de notre part. Et puis il y a bien sûr les mythologies d’Europe dont l’auteur s’est nourri pendant sa jeunesse ; elles parsèment l’œuvre et nous adressent de temps à autre un message, quand le silence devient impossible.

Le lecteur trahit le texte, le critique trahit l’écrivain. Tous deux partagent l’idée que le texte qu’ils ont sous les yeux doit les aider à prendre une route inconnue, vers une destination qui l’est aussi. Comme le personnage principal du Chant de la terre, ils ignorent ce qu’ils cherchent. Ils vont de-ci de-là, espérant que le Ciel les aidera à trouver un indice sur lequel s’appuyer pour élucider le mystère. C’est donc sans vergogne ni pudeur que je me suis avancé dans l’œuvre de Lee Seung-u, conscient des difficultés de l’interprétation, mais porté par une raisonnable témérité en raison de ma liberté de lecteur et de mon plaisir à redécouvrir à chaque lecture — une raison supplémentaire de mettre les textes en résonnance et leur faire avouer un crime qu’ils n’ont pas commis. L’interprétation est sans fin. Comme le désir, qui une fois satisfait, en creuse un autre. J’ai fait mien ce propos de Kierkegaard à propos de la subjectivité : « Plus on pense de façon objective, moins on existe. »

Avouons-le, la Bible exerce sur moi une fascination toute littéraire. Elle me renvoie à mes toutes jeunes années de patronage paroissial, quand la vie de mon village (Marseille, ville où je suis né, est un assemblage d’anciens villages) tournait encore autour de l’église. Elle était le lieu des assemblées du dimanche. Les jeunes parents qui en ressortaient après avoir baptisé leur chérubin[4] envoyaient à la volée des pièces de quelques centimes sur lesquelles les gamins que nous étions se jetaient avidement ; les mariés, tout sourire, se faisaient couvrir de grains de riz[5]. Les autres jours, nous jouions au football sur la place sous la bénédiction des statues de Marie et Joseph, qui encadraient dans de minuscules jardinets l’entrée du sanctuaire. Le mercredi, jour sans école, nous avions les cours de catéchisme à l’arrière d’un cinéma du village, dans une salle que je revois en souvenir soixante ans après. Le jeune curé, qui partageait notre amour du football, diffusait chaque semaine un épisode de La vie de Jésus de Nazareth par un projecteur dont j’ai encore le bruit du moteur dans les oreilles. Je me souviens de la ferveur avec laquelle je découvrais, au-delà de l’aventure religieuse, et par delà les jacasseries de mes camarades, les mille scènes de la vie de Jésus, un «roman » comme je n’en lirai plus jamais. Certes, le bon prêtre vulgarisait la Bible, et les contradictions, les errements, les faits condamnables n’apparaissaient jamais. Mais que Jésus, si friand de miracles, pût exister me remplissait de projets ! Pour le jeune garçon dont la vie était exclusivement faite de rêveries et de lectures, cette Vie de Jésus, ou plus exactement le texte dont elle était issue[6], m’ouvrait des perspectives sans fin. Ce n’est que plus tard, à l’occasion de ce présent travail, que je redécouvrirai ce premier roman moderne, cet assemblage disparate de versets, de poèmes, de récits épiques, dans lesquels on retrouve toutes les turpitudes de la vie. Que la Création soit l’affaire de Dieu ou du Tao, peu m’importe. Comme Erri de Luca, grand auteur italien, je lis la Bible en incroyant.

Jean-Claude de Crescenzo

Janvier 2020


1. Traduit par Ko Kwang-dan et Jean-Noël Juttet, Zulma, 2000.

2. Traduit par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, Zulma, 2007.

3. Dirigée à l’époque par Noël Dutrait, professeur et grand traducteur de littérature chinoise.

4. Coutume particulièrement vivace en Provence jusque dans les années 1970 environ. Les pièces de monnaie étaient censées protéger l’enfant du mauvais sort. Le parrain était attendu de pied ferme par les enfants, et s’il ne lançait pas suffisamment de monnaie, les enfants chantaient alors en provençal : « O peirin rascous, lou pitchoun vendras gibous. »(Si le parrain est radin, l’enfant deviendra bossu.)

5. Coutume ancestrale issue du monde rural qui consistait à jeter des graines de céréales, plus tard remplacées par du riz, pour favoriser la prospérité du couple et la fertilité de l’épousée.

6. Quelle source biographique utilisait ce jeune prêtre ? J’étais bien trop enfant pour me poser la question.

Jean-Claude de Crescenzo
Janvier 2020

Écrits de l’intérieur, À propos de l’eoeuvre de Lee Seung-u, de Jean-Claude de Crescenzo, Decrescenzo éditeurs, 2021


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