Carnet d’un voyage qui n’a pas eu lieu

Ce livre aurait dû naître autrement, par exemple, de photographies glanées au Marché aux puces de Dongdaemun. Photographies des années 60/70, des lycéens, des militaires, des familles un jour de mariage, les premiers vacanciers de l’ère Park Chung-hee, ouvriers en pause, l’inventaire aurait été infini si la publication n’avait pas tant posé de difficultés. Le texte plaisait mais il fallut renoncer devant la difficulté à obtenir les droits photographiques. mais le projet n’était pas abandonné pour autant. Et comme souvent, une bonne fée vient déposer sur votre chemin la clé des lieux interdits.

Ce livre naîtra d’un choc. Tandis que je déambulais dans le Musée du 18 mai à Kwangju, je tombais en arrêt devant les photographies de Kim Ki Chan, 골목안 풍경 전집 (Un anthologie des scènes de ruelles). Ce livre ravivait le souvenir d’un autre livre de photographies 침묵의 뿌리 (Les racines du silence) de l’écrivain Cho Se-hui, qui m’avait tant ému. Ces deux ouvrages abordaient ce qui est disparaît, ce qui a disparu, l’une de mes obsessions : ce qui disparaît dans le silence, dans l’indifférence. Je négociais le droit de ces photographies et je les complétais de photographies d’amis, dont le photographe Ma Dong-uk. Ne restait plus que l’écriture. Qui suit.

AVANT-PROPOS

« L’idée du passé est strictement intolérable. Ce qui a été, non, cela est au-dessus de mes forces[1] ».

En 1688, un médecin suisse Johannes Hofer créait le mot nostalgia, un sentiment pathologique qu’il qualifiait de « dérèglement de l’imagination ». En français, le mot nostalgie est formé du grec nostos, le retour et de algos, la souffrance. Ainsi, on le traduit le plus souvent par « la douleur du retour ». En coréen, nostalgie se dit 향수 병 le mal du pays. Le han coréen, ce sentiment si particulier, n’est pas étranger à la nostalgie, comme la mélancolique saudade portugaise, présente dans le fado, ces chants du regret, de la douleur. De son origine médicale donnée par Hofer, le sens de nostalgie glissa vers le champ esthétique et fit son entrée en littérature au XIXe siècle en France, pour les ressources de consolation qu’il recélait. Cette douleur du retour prit un autre sens, la douleur du passé.  Ulysse mena une vie de rêve (la dolce vita dit Kundera) auprès de Calypso, mais l’appel du pays et de Pénélope furent plus forts. Le passé tenait Ulysse comme il nous tient.

La nostalgie n’est pas le désir de revenir à un lieu mais à un temps, nous dit Kant, dans son Anthropologie du point de vue pragmatique (1798). Le temps de l’origine. Temps imprécis, sans patrie, par lequel on sait que quelque chose eût lieu et fit de nous ce que nous sommes devenus. Dans la nostalgie, la quête de soi est quête de l’enfance. Dans ce temps néantisé, le nostalgique est un exilé à la recherche de traces, d’indices qui le ramèneront à son point de départ. Le désir d’origine devient désir de lieu, et peut-être bien désir de Dieu, si l’on suit Cioran : « La nostalgie traîne toujours des restes de religieux[2] ». Désir de retrouver ce qui fût. C’est ce qu’offre la photographie. Elle enclot ce qui menaçait de s’échapper et le métamorphose en objet de mémoire. Qu’aurait été le destin d’Ulysse s’il avait emporté avec lui des photographies d’Ithaque et de Pénélope ? Et de retour à Ithaque, aurait-il contemplé, le cœur sur l’eau, des photos de l’île d’Ogygie et de la belle Calypso ? Pour quelle raison aimons-nous convoquer le passé, réveiller les morts, chasser les fantômes, sinon aimer à se ressouvenir d’un temps qui fut le nôtre. Le temps en train de se vivre se traverse dans l’oubli, il s’inscrit plus tard dans la conscience.

Le passé est toujours le passé d’un seul homme ; il entraîne un sentiment par nature incommunicable aux autres. Le nostalgique est seul. « Le nostalgique est un exilé, un étranger. Il est en même temps ici et là-bas, ni ici ni là-bas, présent et absent, deux fois présent et absent », écrit Jankélévitch[3]. Dans la nostalgie, l’homme est privé de langage. Ce qu’il dit de ses souvenirs n’atteint jamais ce qui fût. Il a beau parler, décrire, regretter son passé, il souffre seul. La nostalgie est une meurtrissure « Un suc nerveux qui prend toujours la même direction dans le cerveau[4] ». La répétition trace un sillon. La douleur est d’autant plus intense, qu’elle ne peut se partager. L’expérience de la solitude est ontologique. La régression, organisée par désir de combler la perte, de colmater le trou béant de nos souvenirs, a besoin d’un lieu pour exister. Mais le lieu du retour n’est pas le lieu rêvé. Tout a changé. Rien n’est reconnu. Seule une photographie nous aide à reconstruire la réalité disparue. Et nous rend encore plus seul face à l’image, criante de vérité. De ce temps, nous en fîmes partie.

Peut-on avoir la nostalgie d’un pays et d’une époque dans lesquels nous n’avons pas vécu ?  Et dans ce cas, sur quoi se fonde la nostalgie pour surgir, alors qu’elle ne dispose d’aucun repère ? Ces années difficiles de la Corée, je les ai vécues à distance, dans mon engagement quand, dans la société française, les miracles des Trente Glorieuses[5] laissaient en chemin les plus démunis. Certes, le niveau de vie s’élevait mais, dans un temps parallèle au temps coréen, nous devions nous mobiliser pour soutenir les plus faibles. C’est sans doute cette passerelle que j’établis avec la Corée, quand le pays laissait sur place les écartés de la modernisation. Ainsi, une solidarité silencieuse s’établissait à distance. C’est affaire fréquente d’être nostalgique d’une période que nous n’avons pas vécue. Bon nombre de jeunes aujourd’hui sont nostalgiques de la musique pop des années 70 par exemple. La nostalgie est alors une combinaison plus ou moins agencée de souvenirs disparates, de formes, d’odeurs, de couleurs, d’architecture… Des signes exogènes déclenchent ce sentiment nostalgique si difficile à exprimer : Times they are a changing, de Bob Dylan, la trilogie de La crucifixion en rose, d’Henry Miller, le Décameron de Pasolini, tous signes qui annonçaient une grande période de liberté créatrice. Le festival de Woodstock ne s’ouvrait-il pas avec Freedom, de Richie Havens ? C’était sans compter avec la main invisible du marché, toujours avide de récupérer pour son compte ce qui devait relever de la sphère artistique. Elle cannibalisa le tout, marchandisa corps et consciences avant d’étendre son influence à la sphère de la pensée.

Au cours de mes déambulations, j’ai croisé ces photographies. Elles formaient une forêt immense dans laquelle des âmes erraient. Non pas les hommes et femmes photographiées, pour certains sans doute toujours en vie, mais des femmes et hommes oubliés, que les sujets photographiés représentaient, dans une chaîne sans fin de solidarités anciennes.

Ruelle en pente, homme à large cravate, grand-mère qui baille, enfants espiègles, jeunes filles en pantalon pattes d’éléphant, ce monde semble avoir disparu. Pourtant, si l’on s’écarte de l’hypercentre moderne de Séoul, si nous menons nos pas vers un village de campagne, ces scènes sont toujours vivantes et réactivent la mémoire collective. Je vous ai connus, reconnus, tandis qu’au loin, je tentais de construire cette passerelle silencieuse. De ces photographies que je fixe jusqu’à l’obsession, je tente de décrire ce qui aurait pu être. De la photographie, je n’aime que son avant-après. Du supposé qu’elle suppose. Dans l’avant, au moment où humains et matière s’assemblent, et dans l’après, au moment où ils se délitent, après le clic fatal. Parce que dans cet entre-deux, j’existe avec eux. Loin de toute lamentation sur un passé qui ne reviendra pas, traces et souvenirs nous aident à savoir qui nous sommes. « L’avenir est la seule chose qui m’intéresse, car je compte bien y passer mes prochaines années », disait Woody Allen, le grand cinéaste de la nostalgie.

Avec ce petit livre, j’ai voulu rendre hommage aux photographes. Kim Ki-chan, d’abord, dont chaque photographie est une piqûre d’aiguille dans le cœur. À Choe Se-hui, dont les photographies sont un rappel à l’ordre, une interdiction de s’endormir sous l’effet narcoleptique de la modernité. À Ma Dong-uk, grâce auquel, depuis vingt ans, je découvre la vie simple des villages du sud. Aux photographes anonymes enfin, dont les photographies dormaient sagement dans des tiroirs.

Un petit volume sous l’égide de l’air[6]. Un voyage vers la lumière. Mêmes figés, les personnages photographiés expriment le désir d’un vouloir-vivre puissant. Leur immobilité n’est qu’apparente. Leur force les tend vers le mouvement et tend dans le même mouvement, le mouvement du spectateur. Jamais immobilité n’aura provoqué autant de déplacements.  C’est dans son pouvoir d’élévation de la photographie que j’ai recherché la lumière dont tout règne a besoin pour vivre. L’image me donne la force spéculative d’un temps que je n’ai pas connu, de lieux qui me sont étrangers. Autant d’images, autant de rêveries, autant de désirs que ni les uns ni les autres ne s’évanouissent, n’aillent mourir dans un coin obscur du souvenir.


[1]Emil Cioran, Les Cahiers 1957-1972, Gallimard, 1977, p. 595

[2] Emil Cioran, Les Cahiers 1957-1972, Gallimard, 1977, p. 637

[3] Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Flammarion,1974, p. 37

[4] Toujours selon Johannes Hofer, cité par Jean Starobinski dans L’encre de la mélancolie, Seuil, 2012, p.263

[5] Période fastueuse (1945-1973) pour le développement économique de la France et de l’Europe.

[6] En référence à Gaston Bachelard, L’air et les songes, essai sur l’imagination du mouvement, José Corti, 1990

Carnet d’un voyage qui n’a pas eu lieu, Jean-Claude de Crescenzo, Decrescenzo Éditeurs, 2024, 19€ (30 photographies commentées)

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