Littérature & Société (Corée du Sud)

Je préférerais ne pas…

Yi Munyol naît en 1948, l’année où la Corée se divise officiellement en deux républiques distinctes, au nord, au sud. L’utilisation du verbe réflexif se divise pouvant d’ailleurs être contestée, tant les deux super-puissances de l’époque, Usa et Urss, ont joué un rôle déterminant dans la séparation. C’est la période où en Corée, comme en Europe, le débat idéologique fait rage. C’est la période où en Corée, des choix parfois remédiables se feront. Dans cette période trouble, le père du jeune Yi Munyol rejoint le nord, laissant sa famille dans une situation critique. A la différence du personnage principal de « La place » de Choi Inhun, le jeune Yi Munyol ne sera pas recueilli par un banquier. Ce père passé au nord constituera un handicap majeur pour le jeune Yi Munyol, considéré comme fils de traitre. Son enfance sera solitaire pour échapper à l’ostracisme de ses compatriotes, il le passera au milieu des livres, sur les décombres de la guerre de Corée et sous le bruit des bottes. Cette période allait influencer de façon décisive l’œuvre abondante et spectaculaire de celui qui allait devenir rapidement l’écrivain le plus représentatif de Corée. L’œuvre de Yi Munyol n’est évidemment pas la seule a avoir subit l’influence de l’histoire coréenne et comme d’autres auteurs, il se lancera dans une littérature réaliste, avec la perspective de rendre compte, de témoigner, de comprendre pourquoi la guerre, pourquoi la dictature a t-elle duré si longtemps en Corée (près de 35 ans). Mais à la différence d’auteurs plus engagés dans le combat critique et dans une littérature qui avance à visage découvert, Yi Munyol se distinguera par la nature des réflexions qu’il va mener sur la liberté, sur les conditions qui déterminent une vie, sur l’art enfin. Les thèmes sur lesquels il construit une œuvre remarquable sont pourtant très explicites. Mais on lui reprochera, et ce reproche vaut encore aujourd’hui, son ambigüité. Yi Munyol ne prend pas parti, à la hauteur de ce qu’il dénonce. Il ne s’inscrit pas dans le courant qui pointe les responsabilités, qui distribue les bons et mauvais points du comportement. Ainsi, dans « Notre héros défiguré », il retrace l’histoire d’un jeune caïd de cour d’école, qui avec l’aide d’un professeur fait régner la terreur dans sa classe, obligeant les autres élèves à se soumettre et à renouveler quotidiennement leur soumission. Un jeune élève tout juste arrivé de Séoul, tente dans un premier temps d’échapper à la soumission collective, avant de se révolter, puis battu, de rentrer dans le rang et de trouver un certain confort dans la soumission. Soumission que plus tard adulte, il renouvellera dans d’autres circonstances. Ce livre rédigé en 1987, suit de 7 ans le massacre de Kwangju, où la junte au pouvoir fait conjointement preuve de force et d’impuissance, en laissant sur le carreau plusieurs centaines de morts et de blessés. Impossible de ne pas voir dans « Notre héros défiguré » une charge contre la tyrannie des petits chefs. La dénonciation est sans équivoque. Mais elle s’accompagne de la mise en exergue de ceux qui n’ont rien dit, de ceux qui trouvent un certain confort à ne rien dire, de ceux qui font le calcul raisonné des bienfaits de la soumission. A l’instar du « Prophète » de Yi Chongjun, où passé les premiers jours où la dictature s’exerce, les clients d’un bistrot obéissent sans révolte aucune à la tyrannie de la nouvelle patronne du café, et pour la plupart d’entre eux, trouvent un certain bénéfice à la situation.

Une trace dans les consciences

Le roman de Yi Munyol fera trace dans la conscience des Coréens où ce refus de choisir entre tyrans et soumis sera incompris. Yi Munyol s’en défend encore aujourd’hui ; il ne s’agissait point de mettre à égalité bons et méchants, mais de souligner que les derniers ne doivent leur existence qu’au silence complice des premiers. Certes, c’est passer un peu vite sur la nature des rapports sociaux et la force de leur emprise symbolique sur les consciences. Pourtant, la dénonciation sans cri de Yi Munyol était aussi sans équivoque. Pour lui, le processus de modernisation industrielle de la Corée, la guerre et la dictature militaire ont été de puissants vecteurs de changements dans la conscience des Coréens et ces changements, on ne peut en prédire la fin, ne rendent pas précisément optimiste le romancier.

Cet ordre ancien qui s’écroule, sans que des perspectives claires s’annoncent, on le retrouve dans « L’oiseau aux ailes d’or ». Un enfant dont la mère est partie et dont le père vient de mourir, est placé chez un maître de calligraphie à la vie austère, coupée du monde, qui s’oppose à l’épanouissement du jeune enfant.  Dans la relation qui se noue entre le maître et l’élève, relation ambiguë, faite de vexations de la part du maître, d’investissement puissant de la part de l’élève, on retrouve les caractéristiques les plus traditionnelles de la société coréenne marquée par un confucianisme qui régit la vie sociale, la vie publique et l’art. Et c’est cet ensemble que se construit la propre réflexion de Yi Munyol sur l’art et la création, dans un environnement hostile, une relation tétanisée entre maître et élève. La quête du jeune calligraphe est aussi absolue que celle de Kim Sakkat dans « Le Poète ». Puni pour avoir accordé une autorisation de manifester, puis pour s’être rangé à ses côtés, un gouverneur est exécuté, et avec lui les membres de sa famille, jusqu’au 5e rang comme le prévoyait la loi coréenne sous la dynastie Joseon. Le petit-fils du gouverneur échappe au massacre et s’enfuit.

Errance

Dans une longue errance où, anonyme, il va tenter conjointement de devenir poète et de lever l’injustice dont il a été victime (on songe parfois, dans un autre registre, au Hong Kiltong de Ho kyu), le jeune Kim Sakkat va devoir affronter la réalité, autant que le vin. D’autant que, n’ayant aucune chance d’accéder à la célébrité malgré l’excellence de ses poèmes, en raison de la conduite de son grand-père, il va de bistrot en village, écrire des poèmes, sans jamais laisser de traces, prétendant à une gloire aussi tardive que muette. Yi Munyol accompagne sa réflexion politique d’une réflexion sur l’art, dans un temps où l’on peut se demander à quoi bon la calligraphie ou la poésie ? Aux structures fermées de la société, Yi Munyol oppose la liberté de la création, l’engagement dans l’art, autant que l’abnégation à conduire une réflexion dans une société qui, au moins jusqu’en 1992, ne l’aura guère permis. Ces structures enfermantes (dictature, soumission, échanges symboliques..) nous allons les retrouver dans « L’île anonyme », où le personnage principal dépeint comme idiot du village, viole une à une toutes les femmes du villages, sans qu’il lui en soit fait grief et avec la complicité passive des maris. Yi Munyol règle au passage son compte au clanisme des villages. Si l’idiot violeur bénéficie de l’impunité c’est parce qu’il apporte du sang neuf dans une société fermée sur elle-même, à la limite de la consanguinité. Là encore, alors que tout pourrait porter au contraire et mettre tout le monde d’accord sur un socle minimum de valeurs (le respect du corps féminin par exemple) Yi Munyol fait à nouveau preuve d’ambigüité. La jeune institutrice d’abord nommée dans ce village, violée à son tour, ne dira rien à sa remplaçante, quand elle quittera son poste, laissant cette dernière faire sa propre expérience.

L’œuvre de Yi Munyol peut irriter à bien des endroits ; on pourrait lui demander des positions plus fermes, des dénonciations plus immédiates, des prises de positions plus tranchées. Il faudra se résoudre à cette façon de laisser le lecteur prendre parti ou à refuser de le faire. L’ambigüité est l’essence même de sa création.

Une oeuvre ambigüe

Il est sans doute difficile de comprendre et d’admettre cette ambigüité dans un pays où les évènements conduisaient naturellement à s’engager dans un bord ou l‘autre. Si la guerre de Corée a opéré une ligne de démarcation, au sens propre comme au sens figuré, rendant plus marqué le choix ou la prise de position (bien que dans « La place » de Choi Inhun, le personnage principal refuse de choisir), la période de dictature qui suivra entrainera bien plus de contradictions et d’ambigüité, tant les enjeux (l’indépendance économique du pays, la paix) que les échanges symboliques (amélioration du niveau de vie contre fierté nationale) entraineront une attitude souvent composite face à la dictature militaire (pour preuve l’ambiguïté souvent constatée, aujourd’hui encore, à propos de Park Chung-hee).

[1] Songdo, petite bourgade près d’Incheon (aéroport international de Séoul) est situé à 60 km de la capitale coréenne. Ce bourg présente la particularité aujourd’hui d’être l’objet d’un investissement massif (25 milliards de Usd) pour en faire la future plaque tournante de l’économie asiatique. Cette ville consacrée au dieu du business copiera le meilleur des plus grandes villes du monde et se voudra la U-ville, traduisez ville de l’ubiquité, où il sera possible d’être présent en plusieurs lieux en même temps, grâce à l’interconnection de tous les réseaux. Le projet devrait être terminé en 2014.

[2] Ruelle très étroite appelée Pimatgol (피 맛 골), où deux personnes se croisent avec difficulté. Autrefois créées pour éviter au peuple d’avoir à saluer en se prosternant devant l’aristocratie qui défilait dans les grands boulevards parallèles. Ces ruelles sont bordées de restaurant populaires, où on peut manger à bas prix et de bistrots (술 집, littéralement maisons à alcool), d’où il est possible de ressortir en titubant. Bien entendu, ces ruelles étaient un lieu de bouillonnement social. Comme un peu partout en Asie, elles sont détruites, en sacrifice aux dieux de la modernité. Elles laisseront bientôt la place à des buildings dans lesquels nous

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