L’île de Baengnyeong (백령도) est située en Mer Jaune à l’ouest de la Corée du Sud, à une dizaine de kilomètres des côtes nord-coréennes visibles par temps clair. On l’atteint par un aéroglisseur qui vous trimballe plus qu’il ne vous transporte, même lorsque la mer est calme. Baengnyeong est une île militarisée, un lieu stratégique donc, proche de la Corée du Nord et que l’on n’atteint qu’après s’être inscrit sur une liste de voyageurs. Sur certaines plages, mettre les pieds dans l’eau vous vaut une immédiate remontrance que nasille un haut-parleur crachoteux du haut d’un mirador. On se baigne dans une eau particulièrement chaude aux endroits autorisés. Les vagues vous rabattent sans cesse sur le bord et valent aux enfants et aux plus grands des jeux sans fin. Le relief côtier y est particulièrement découpé et certains pics ont des formes surprenantes, tel cet index pointé vers le ciel, qui semble indiquer la voie de la sagesse, autant que le dernier refuge de la vie.
Rien ne manque sur cette île, magasins, restaurants, plages aménagées, et libellules. Jaunes seulement. Ni roses, ni bleues, elles volètent par milliers dans les rues, dans les jardins, sur les plages votre vision en paraît mouchetée à jamais. Où vont-elles et que font-elles ? À part troubler la vision des autochtones, leur activité reste mystérieuse. Je n’ai rarement vu autant de membres de la famille des libellula. S’agit-il de la libellule déprimée, qui doit son nom à son abdomen mince, large, et plat ? La femelle est de couleur jaune et le mâle de couleur bleue. J’en déduis que seules les femelles ont droit de cité dans cette île.
Une île féminine. Et mère patrie supposée de Shim Cheong. Sur un promontoire face à la mer, un modeste musée est dédié à ce personnage mythique. Shim Cheong est un conte populaire, un pansori (une récitation chantée et jouée par un interprète accompagné d’un joueur de tambour) et un joli livre de Hwang Sok-yong. La légende dit qu’elle se jeta dans la mer qui sépare, ici même, le Nord du Sud. On ne se jette pas à l’eau sans espoir d’y renaître sous une autre forme. Il est possible que le geste de piété filiale que lui prête le conte, magnifié par le chant rauque du pansori, ne fût qu’un savant calcul pour renaître en fille moins pauvre d’un père moins aveugle. À moins que Shim Cheong, dépressive, ait tenté d’échapper au harcèlement des libellules déprimées.