Une île, un film
Le poisson à la tête coupée est le titre d’un voyage que nous fîmes sur l’île de Cheongsan (청산도) qui fut autrefois le décor du film de Im kwon-taek, Seopyeonje[1], tiré d’une nouvelle de Yi Cheong-jun. En compagnie de Kim Hye-gyeong, nous nous y sommes promenés, essayant de refaire le chemin à l’envers que les acteurs du film firent jadis. Les décors du film, d’immenses champs de blé, des rizières au creux de vallées verdoyantes empêchent les constructions et les voitures d’occuper l’espace. À Cheongsan-do, il est possible de voir le temps s’enfuir. Sur le sentier rendu célèbre par le film, des murets de pierres sèches, technique propre à cette île, isolent les champs de blé du sol de sable doux. Le chemin grimpe et dans l’air retentit le son du tambour. Le Chunhyang-ga résonne, Le chant de la fidèle Chunhyang, un autre film de Im kwon-taek. Sur la droite, le soleil écrase une maison traditionnelle au toit de chaume ; un minuscule café nous tend les bras.
L’île de Cheongsan nous tourne maintenant le dos. Au moment du départ, tandis que l’embarquement pour Wando [FD1] se fait attendre, une étroite halle aux poissons est en pleine activité. Nous sommes au milieu de l’après-midi. Quelques clients, sans doute des villageois et des touristes pourtant peu nombreux sont venus acheter des coquillages tout frais pêchés. En réalité, il s’agit d’un seul et même coquillage, dont les Japonais raffolent, prolifique sur les côtes coréennes. Il y a là, quatre ou cinq poissonniers affairés, autour de ce coquillage. Ils déploient la même technique pour le nettoyer et le même matériel pour le préparer. De grosses bassines rouges, alimentés en eau de mer se déversent en cascade les unes sur les autres, assurant aux coquillages un renouvellement constant de l’eau.
Une tombe pour la conservation du mort, une particularité de l’ïle,
Une daurade à la tête coupée
Un client attend, bras croisés face à un jeune et corpulent poissonnier, assis sur une caisse près de l’entrée. En silence, il prépare des coquillages, selon les mêmes gestes que ses collègues, eux aussi assis à même le sol. Il manipule avec dextérité un couteau terriblement tranchant, découpe le coquillage charnu en petites lamelles qu’il place dans une boîte en polystyrène. Arrive un autre client pressé sans doute, —il n’attend pas que le poissonnier ait fini sa préparation et commande une daurade. Aussitôt, le poissonnier en sort une de belle taille d’une bassine. Il la plonge dans une autre bassine rouge emplie presque à ras bord de coquillages. Dans la masse des coquilles noires, la daurade surnage quelques instants, gigote, avant de s’immobiliser, privé de profondeur, quasiment asphyxiée, la tête à moitié hors de l’eau. Il y a peu de temps encore, elle s’ébattait libre dans l’eau transparente du golfe, au milieu des méduses aux filaments bleutés. Le poissonnier s’apprête. Toujours assis sur une bassine, près du sol, à l’aide du même couteau, il tranche subitement la tête de la daurade et la jette par terre, à moins d’un mètre de la bassine. Puis prestement, à l’aide d’une des nombreuses coquilles vides qui jonchent le sol, il commence à écailler la daurade. Pendant ce temps-là, la tête de la daurade continue de vivre. La rapidité du geste a sans doute surpris le poisson dont les nageoires pectorales battent l’air qui manque. La bouche s’ouvre par intermittence. Tandis que son corps est écaillé prestement, la tête de la daurade regarde le poissonnier s’affairer. Stupéfaite, elle semble demander des comptes. Le poissonnier s’affaire en gestes précis et rapides. Il n’hésite pas. Il n’a pas le temps d’hésiter, les clients se bousculent et le bateau va bientôt partir. L’époque n’est pas aux bons sentiments. La daurade observe son corps devenir peu à peu lisse. Le poissonnier éventre la daurade décapitée et l’éviscère. Au sol, la tête du poisson ne bouge presque plus ; une dernière fois, la bouche s’entrouvre. La daurade est en morceaux. Je regarde la daurade et la daurade regarde son corps apprêté. Décapitée, découpée, éviscérée, elle réinvente l’ubiquité. Son corps repose dans une caissette de polystyrène, en route vers l’antre d’un fourneau.
Tête et mémoire
Pour quelle raison me revient en mémoire le roman De l’autre côté d’un souvenir obscur [2], de Yi Kyunyong ? Est-ce parce que le souvenir se détache souvent de la mémoire, comme la tête de la daurade s’est détachée de son corps ? Est-ce parce que le souvenir nous détache de nous-même ? Faut-il comme dans Le voleur d’œufs [3], de Yun Daenyong, procéder régulièrement à des implantations de pans entiers de mémoire pour hâter la venue du printemps[4] ?
Le poisson à la tête coupée ne répond pas.
Je pense à Camus, à propos des souffrances et des supplices infligés aux combattants des deux camps, pendant la guerre d’Algérie, lorsqu’il décrit la vie posthume du décapité, qui peut parler 5 minutes encore après la décapitation. Je pense à Thomas More, le philosophe anglais auteur d’ Utopie, décapité pour insubordination. Perdre la tête. L’expression vaut aussi pour une longue liste d’écrivains morts fous : Maupassant, Arthaud, Nietzsche, Hölderlin, Virginia Woolf, et ceux qui se suicidèrent avant de le devenir sans doute : W. Benjamin, Zweig, Mishima, Kim So-wol, Hemingway, Montherlant… De cette longue liste, le poisson de Cheongsan-do n’en revient toujours pas.
NB On lira à profit Je veux aller dans cette île, de Lim Chul-woo.
[1] La chanteuse de pansori, d’après une nouvelle de Yi Cheong-jun Gens du sud, Actes sud, 2007). Le seopyeonje est l’une des trois techniques de chant du pansori
[2] Yi, Kyunyong, De l’autre côté d’un souvenir obscur, Actes Sud, 1991
[3] Yun Dae-nyong, Le Voleur d’œufs, L’Harmattan, 2003
[4] Jean Ristat, Ode pour hâter la venue du printemps, Gallimard, 1978.