Le plus bel aboutissement de la langue, c’est la littérature

Conférence présentée à l’Institut de la langue coréenne-Séoul

5 Octobre 2023

Jean-Claude de Crescenzo (장클로드 드크레센조)

Mesdames et messieurs,

Je vous remercie profondément de m’accueillir en ce jour de fête du Hangeul, une fête qui honore un pays, un pays qui honore une langue. Je forme immédiatement un vœu : que mon pays soit aussi attentif que le vôtre à sa langue nationale et que nous ayons un jour une fête du français. La langue de Victor Hugo le mérite bien.

J’aimerais placer cette communication sous l’égide du rapport entre langue et littérature. Mais non pas d’un point de vue théorique, – tant de choses ont été dites sur le sujet, que du point de vue de l’expérience d’universitaires qui ont eu à créer une formation disciplinaire de langue et littérature coréennes. Il est rare dans la vie d’un universitaire de créer de toutes pièces un enseignement complet de langue et littérature. En général, un universitaire reprend l’enseignement de son prédécesseur, en le modifiant, en innovant. Pour la création du coréen à l’université Aix-Marseille, il nous a fallu partir de rien.

 « Le plus bel aboutissement de la langue, c’est la littérature », a dit un philosophe. Je le crois volontiers, d’autant plus volontiers que la littérature, c’est avant tout le travail sur la langue, le travail d’une langue. La littérature ne vaut que lorsqu’elle échappe à la langue de tous les jours et le style littéraire doit passer avant toute chose. Un ami écrivain m’a confié : « On peut raconter n’importe quoi, pourvu que la langue soit belle. Oui, c’est le style littéraire qui honore une langue et une littérature. C’est avec ce postulat que nous avons enseigné le coréen.

Enseigner la langue et la civilisation de la Corée

Voici 20 ans, lorsqu’avec Kim Hye-gyeong nous avons créé l’enseignement de la langue coréenne à l’université Aix-Marseille, nous étions certains que cet enseignement serait un succès. Rappelons que l’université Aix-Marseille enseigne près de 45 langues. C’est la plus grande université francophone du monde avec 80 000 étudiants répartis sur 5 campus. Mais pour ne rien vous cacher, nous étions bien les seuls à être optimistes. La réaction des autorités universitaires fut relativement passive, bien que les 3 étudiants de cette époque fussent rapidement remplacés par 15 puis 25 puis 50, puis 100 en quelques semestres à peine. Malgré la stupeur de cette progression, les autorités universitaires de l’époque continuaient de penser que la langue coréenne était un effet de mode et comme toute mode, elle s’arrêterait un jour toute seule.  Lorsque les inscriptions de coréen en cours optionnels de langue et culture atteignirent 590, les autorités universitaires furent convaincues de nous donner alors de véritables moyens, en créant les premiers postes de professeurs de coréens et les premiers diplômes nationaux, un diplôme d’Anglais-coréen et un diplôme de Trilangue. Je suis heureux aujourd’hui de vous dire que l’Université Aix-Marseille disposera bientôt de sa Licence de coréen, et nous serons le seul pôle universitaire à disposer de cette Licence avec les universités parisiennes. Cela signifie que dans ce nouveau cursus, il y aura deux diplômes avec une ou deux autres langues et un diplôme pour le seul enseignement du coréen.  Cela a l’air d’être banal, mais pour la France, c’est une véritable innovation à laquelle nous travaillons depuis dix ans. 

L’engouement pour la langue coréenne ne s’est pas démenti jusqu’à aujourd’hui, en témoignent les 2 000 demandes que nous recevons depuis 3 ans alors que nous ne disposons que de 75 places. Mais plus que les chiffres, ce sont les raisons pour lesquelles les je unes, –mais pas seulement, j’y reviendrai, veulent apprendre le coréen. Effectuant chaque année une enquête générale sur les motivations des étudiants de première année, j’avais constaté que les motivations il y a 20 ans ne concernaient que très faiblement la k-pop. À cette époque les étudiants étaient intéressés par la culture, l’histoire, et les rapports géostratégiques entre les trois pays de l’Extrême-Orient. Certes, ils appréciaient aussi les dramas et le cinéma coréens.  Il faut dire que ces étudiants avaient suivi la plupart du temps un cursus de japonais ou de chinois et s’intéressaient à la Corée comme troisième pays. Nous avions alors des étudiants passionnés de culture asiatique. L’époque a bien changé et aujourd’hui les motivations des étudiants sont tournés vers la K-pop, la cuisine, le charme des jeunes idols et le mode de vie coréen, quand bien même ils n’en connaissent qu’une facette. J’ai toujours pensé que peu importe les motivations de départ des étudiants, il appartient au corps enseignant d’élargir l’horizon des étudiants en leur faisant découvrir les autres parties de la société coréenne, et notamment la littérature, sujet auquel, il faut bien le dire, ils ne sont pas trop sensibles. Mais comment fallait-il faire quant à cette époque, les années 2000, le coréen n’était pas soutenu par les autorités universitaires ?

Comme tout enseignant, je m’interroge en permanence sur les lieux où s’origine la connaissance, où se développe la motivation pour apprendre consciencieusement, dans un monde où la concentration a de plus en plus de mal à se faire, tant les motifs de distraction sont importants. Il faudrait manquer de lucidité pour affirmer que la connaissance s’acquiert uniquement dans le système scolaire. Particulièrement de nos jours où les formes de socialisation se diversifient, où les technologies de l’information permettent d’acquérir des connaissances qui viennent concurrencer les savoirs académiques. C’est la raison pour laquelle nous avons développé à Aix-en-Provence des activités extérieures à l’université mais incluses dans notre activité de recherche en langue et littérature coréennes.

Une première réponse a été apportée dans les activités hors universitaires. Tout d’abord en lançant la revue Keulmadang, puis en invitant une trentaine d’écrivains lors de forums particulièrement appréciés du public, en invitant aussi pendant une année des professeurs coréens de littérature, ou encore en recevant en résidence d’écriture des écrivains. Pour parfaire le tout, nous avons créé une maison d’édition spécialisée dans la littérature coréenne. Toutes ces activités ont été menées en collaboration avec nos étudiants. Des étudiants pour lesquels nous voulions élargir leur vision de la Corée, en créant des activités extérieures, susceptibles d’améliorer leur pratique de la langue dans des activités à caractère public, voire professionnel.

Prenons l’exemple de :

L’école coréenne d’Aix-en-Provence

La langue coréenne ne s’enseigne pas uniquement au lycée ou à l’université. L’expérience de l’École coréenne d’Aix-en-Provence est à cet effet assez révélatrice de la percée du coréen. Si une langue est affaire de représentations du pays dont elle émane, elle est aussi affaire de « contamination ». Je veux parler ici de son développement à l’extérieur du cursus académique. En France les écoles coréennes, hormis celles de Paris, présentent la particularité d’être essentiellement constituées d’élèves français. En effet la communauté coréenne vivant en France est relativement petite, 15 000 Coréens environ, dont près de 3 000 étudiants. On comprend facilement que le rôle des écoles coréennes étant d’éduquer les jeunes enfants coréens ne sont pas énormément fréquentés par les Coréens eux-mêmes. En revanche, les élèves français ont trouvé dans ces écoles coréennes l’opportunité d’apprendre la langue coréenne, très peu présente dans les lycées en tant que langue LV 3. Quant aux adultes coréanophiles, ils trouvent dans le réseau des écoles réparties sur tout le territoire français de quoi assouvir leur passion pour la Corée. J’ai inauguré l’École d’Aix-en-Provence dans les années 2000. À cette époque-là, il y avait 3 étudiants. Nous en avons aujourd’hui entre 120 et 130 élèves. Nous constations alors que de plus en plus de jeunes français apprenaient le coréen, motivés par le désir de comprendre les paroles des chansons de k-pop. Bon nombre d’entre eux avaient déjà quelques rudiments de coréen appris dans les dramas. Comme bien souvent, ils connaissent les insultes ou le langage de la rue mieux que leurs professeurs.

L’École coréenne était un bon poste d’observation pour voir comment agissait le pouvoir de « contamination » d’une catégorie d’élèves sur une autre catégorie.  Par exemple, le pouvoir de prescription des enfants sur leurs parents. Les jeunes élèves apprenant le coréen incitent involontairement leurs parents qui les accompagnent pendant le cours, à apprendre eux aussi le coréen.  Parfois, ces parents néo-convertis au coréen emmènent leurs amis qui eux aussi se mettent au coréen, on pourrait dire, sans raison objective.

Cette appétence pour le coréen, il nous fallait la comprendre et voir de quoi elle était faite. On ne sera sans doute pas surpris d’apprendre que les enseignements de culture et de civilisation sont peu suivis voire pas du tout suivis par les jeunes élèves, tandis qu’ils ne manquent pas une minute de cours de langue.  À l’inverse, les parents sont friands de culture et d’histoire coréennes. Ce qui est privilégié par les jeunes, c’est la langue outil, la langue instrumentale qui permet de comprendre les paroles de K-pop ou des dramas, d’échanger avec leurs interlocuteurs coréens sur des sujets superficiels, compte-tenu de leur faible maîtrise de la langue coréenne. Nous connaissons tous les dangers d’une langue qui devient langue-outil, langue de communication. Elle mène inévitablement à son appauvrissement sur la scène mondiale, tel que la langue anglaise est en train de le vivre. Mes collègues anglicistes à l’université s’en désespèrent. Ce n’est pas l’invasion de l’anglais dans une langue nationale, telle le konglish par exemple qui est inquiétante, mais l’utilisation d’une langue dans une mono-perspective, l’instrumentalisation de la langue, seulement guidée par le désir de communiquer, plus que par le désir de connaissance, de compréhension, qui est la cause de la paupérisation d’une langue. Paradoxalement le succès du coréen à l’étranger est aussi son principal danger. La langue véhicule nos représentations. L’adoption d’une langue, d’une littérature est affaire de représentations. C’est l’idée que l’on se fait de la Corée qui permet de choisir la langue coréenne. La langue coréenne se développe à grande vitesse en France, au point que la télévision, les radios nationales et les journaux nationaux proposent très régulièrement des reportages sur la Hallyu, sur le soft-power, sur la langue coréenne (mais jamais sur la littérature coréenne).

L’attrait du coréen repose sur l’accès récent de la Corée à la scène mondiale, il y a une vingtaine d’années. Le soft-power coréen dont on connaît à la fois la puissance, la subtilité et l’intelligence précède pour les jeunes Français le déclin de l’influence américaine, accusée d’exporter des standards culturels idéologiques, jugés trop agressifs, tandis que la culture coréenne serait jugée plus neutre, plus douce. La nouveauté réside aussi dans l’offre coréenne de produits culturels formatés. La Corée n’a inventé ni la pop, ni les dramas, mais elle a inventé une industrie de production venant remplir le vide laissé par les grands opérateurs culturels que furent le Japon, les USA ou la France. Les produits culturels coréens sont jugés exotiques, rafraîchissant, drôles ou artistiques et surtout à la portée de tous. Mais on leur accorde aussi le qualificatif de grâce ou de pureté. Par exemple, la politesse coréenne est fortement appréciée par les jeunes. Nos étudiants de coréen sont les seuls de toute l’université à s’incliner respectueusement devant leurs professeurs, à la grande surprise de nos collègues enseignants de langue asiatique. C’est ainsi que la Corée dégage un facteur de sympathie que j’ai rarement rencontré dans les autres langues. Bien sûr le japonais ou le chinois eurent dans leur temps de nombreux adeptes mais sans que pour autant un mouvement d’envergure aussi puissant que la Korean folie s’en dégage.

C’est donc en profitant de ce fort engouement pour la langue coréenne que nous avons créé des activités à destination d’un public plus large que le seul public universitaire. L’idée, on l’aura compris, était de donner aux étudiants à côté des enseignements académiques, une mise en pratique concrète de la langue et d’approfondir leur regard sur la littérature en pratiquant le journalisme littéraire.

La revue de littérature Keulmadang

C’est ainsi que nous avons créé en 2009 la revue de littérature coréenne Keulmadang, d’abord sur le web, puis en version papier diffusée en librairie. Il n’existait pas à cette époque, et il n’existe toujours pas de revue de littérature coréenne paraissant régulièrement. Une autre revue, Tangun parait épisodiquement.

Keulmadang a été animée par une dizaine d’étudiants volontaires et leurs professeurs. Aujourd’hui encore, les deux rédactrices adjointes sont deux étudiantes, l’une en master de traduction littéraire coréenne et l’autre en doctorat de littérature coréenne. Ce qui nous a surtout fasciné dans cette expérience en créant cette revue littéraire c’est de voir l’évolution des étudiants, quand ils s’obligeaient à écrire des critiques littéraires, non plus dans le cadre académique mais pour un public plus large, les lecteurs de la revue. En découvrant la littérature coréenne, en écrivant leurs chroniques, les étudiants revisitaient le rapport entre langue coréenne et littérature. Ce fut aussi l’occasion d’une expérience intéressante : dans les cours académiques, les étudiants devaient rédiger un mémoire pratique, qui nous a permis de constater l’évolution dans les centres d’intérêt des étudiants. J’eus le bonheur de constater que certains étudiants travaillaient sur des sujets inédits, minoritaires comme la typographie et l’imprimerie coréennes, le Donguibogam동의보감, ou encore les Jongga종가, découvrant ainsi de nouvelles perspectives de la langue.  Certains de ces mémoires furent publiés dans la revue Keulmadang et je me souviens que le dossier consacré à la poésie coréenne reçut un nombre de clics important (5 000 environ) score meilleur que bon nombre de romans d’écrivains confirmés. 

Keulmadang arrive à sa quinzième année d’existence et nous sommes fiers de notre base de données comportant plusieurs centaines d’articles. En librairie, Keulmadang vient de publier ce mois-ci son 6e numéro consacrée à la littérature féminine de Corée et nous sommes à l’aube d’engager une nouvelle réflexion pour mieux promouvoir la littérature coréenne. En effet, la situation de la littérature coréenne en France et plus largement de la culture coréenne, nécessitent une réflexion nouvelle sur la place d’une revue de littérature coréenne dans le paysage éditorial français.

La situation de la littérature coréenne en France

La littérature coréenne dispose en France d’une ancienneté qui remonte au XIXe siècle lorsque fut adaptée une version de Chunhyang, sous le titre « Printemps parfumé », de Hong Jeong-u et publié en 1892. Le texte est précédé d’une longue préface, signée Joseph-Henry Rosny, dont voici le début : « Tchoun-Hyang est le premier roman coréen qui soit traduit en français, et même, nous croyons pouvoir l’affirmer, le premier qui soit traduit dans une langue d’Europe. ». En réalité, cette traduction est surtout une adaptation.

Ce texte de 1892 introduisit en France la littérature coréenne Printemps parfumé, sera suivi en 1895 d’une autre publication Le bois sec refleuri de J.H. Rosny et Hong Jeong-u paru chez Ernest Leroux.En 1934, Figuière édite à Paris un roman Miroir cause de malheur de So Yong-hae. Il y eut d’autres traductions éparses au cours des décades qui suivirent, mais il faudra attendre les années 1990 pour que la traduction d’ouvrages en série intervienne en France.

Les vagues de publication

La 1ère vague

En France trois principales vagues de publications coréennes ont eu lieu (mis à part les publications éparses, dont je viens de parler). La première vague date des années 1990, avec des auteurs comme Yi Munyol, Yi Cheong-jun, Park Wanso, Choe Yun, Kim Sung-ok, Choe Inhun, Cho Sehui… : ces auteurs publiés par la maison d’éditions Actes Sud, pionnière en la matière, a permis de découvrir une littérature coréenne puissante, d’une richesse mémorable, sous un angle qui nécessitait souvent une bonne connaissance de l’histoire de la Corée pour découvrir la portée réelle de ces œuvres. Comment en effet comprendre les œuvres de ces auteurs si on méconnaît les évènements historiques qui structurent la matière de ces livres ? Bien entendu, toutes les littératures du monde en sont au même point, mais pour la littérature coréenne, c’est certainement plus sensible quand on sait combien le rapport entre littérature et histoire est étroit, dans le dernier siècle notamment. Nous lisions dans ces textes une Corée en souffrance, peinant à sortir d’un passé douloureux, en marche forcée vers l’industrialisation du pays et les dégâts consécutifs. Une littérature magnifique, faite pour une génération de lecteurs que les références historiques et l’intertextualité nécessaire ne rebutaient pas, des lecteurs soucieux d’élargir leurs connaissances pour mieux cerner les contours du texte. Bien qu’il n’existe pas d’enquêtes (à notre connaissance) sur cette période, il est possible de formuler l’hypothèse selon laquelle, cette littérature s’adressait à un public de grands lecteurs, les plus sensibles à ce type de littérature, les plus curieux aussi des littératures étrangères.

La 2e vague

Dans les années 2000, l’éditeur Zulma nous donna à lire des auteurs comme Hwang Sok-yong, Lee Seung-u, Eun Hee-kyung, Kim Yu-jeong, Lee Je-ha, mais aussi deux pansori, le Chungyang et le Byeon Gangsoé. Pendant ces années 2000, il y a eu des succès de librairie, Hwang Sok-yong, Kim Young-ha ou Lee Seung-u. Avec ces nouveaux auteurs publiés, nous entrions dans une ère nouvelle, montrant une Corée qui passait sans transition d’une époque à une autre, d’une inquiétude à une autre, d’un espoir à l’autre. Nous sortions de la dictature militaire et de la modernisation pour entrer de plain-pied dans le 3e millénaire. L’éditeur Picquier spécialisé en littérature d’Asie constitua dans ces mêmes années un fond coréen important dans lequel on peut noter des auteurs comme Kim Young-ha, Kim Won-il ou encore Gong Ji-young. Picquier dispose aujourd’hui d’un fonds d’environ 100 titres coréens. De cette vague fit aussi partie l’Atelier des cahiers en 2006, donnant à lire des textes de Corée et d’Asie de l’Est. Dans la même période l’éditeur Imago publiait des textes de pansori, et de théâtre, faisant aussi le choix d’une littérature non commerciale. Ces découvertes littéraires furent comme bien souvent l’œuvre de passionnés, des traducteurs coréens et des réviseurs français qui osèrent soumettre aux éditeurs des manuscrits traduits avec l’aide des fondations coréennes. Avec cette deuxième vague de publications, les lecteurs français pouvaient découvrir une littérature moins tributaire de l’histoire du pays, plus accessible.

La 3e vague

La troisième vague de publications intervient à partir de 2010 sous l’égide d’une maison d’édition consacrée uniquement à la littérature coréenne. Decrescenzo Editeurs introduisit ce qu’il était convenu d’appeler alors les jeunes auteurs. En 12 ans, cette maison d’édition dirigée par Franck de Crescenzo a publié 80 œuvres coréennes, constituant avec l’éditeur Picquier le plus gros catalogue d’ouvrages coréens à ce jour. En 2021 naissait une maison d’édition consacrée au polar coréen, Matin calme. Bien entendu, il serait injuste d’oublier dans ce bref tour d’horizon, les éditeurs qui publient plus ou moins régulièrement la littérature coréenne, comme l’Asiathèque, Serge Safran, Belin, Rivages… Il y a aussi trois maisons d’édition spécialisées qui publient de la poésie coréenne, notamment les éditions Doucey, les éditions Circé et Sombre rets, qui a mis sa production en sourdine mais qui ne désespère pas de la reprendre. Il s’était ouvert deux maisons d’édition consacrées au manhwa mais depuis elles ont fermé leurs portes. Mais une maison d’édition spécialisée dans le manhwa et le webtoon coréens Kmics dirigé par Franck de Crescenzo s’est ouvert en 2023.

De crescenzo éditeurs

Avec la création de Decrescenzo éditeurs, nous poursuivions un double but : d’une part, augmenter le nombre de romans publiés en France et d’autre part, publier ce qu’il était convenu d’appeler les jeunes auteurs. Deux ans auparavant, nous avions créé la revue Keulmadang et nous avions constaté combien il était difficile de faire vivre cette revue compte tenu du faible nombre de livres coréens qui se publiaient à cette époque. Il fallait donc augmenter le nombre de titres publiés. En 2012, année de la création de Decrescenzo éditeurs, il se publiait à peine une dizaine de livres coréens.  Aussi avons-nous pensé qu’en créant une maison d’édition spécialisée en littérature coréenne nous pourrions contribuer à élever le marché global de l’édition coréenne en France. Nous pensons avoir vu juste. Mais il y a une autre raison plus importante : nous voulions publier pour la première fois une nouvelle génération de jeunes écrivains, inconnus, jamais publiés en France, mais porteurs d’une autre sensibilité, d’autres préoccupations, d’autres drames Nous savons très bien que publier des auteurs inconnus est un grand risque que nous avons pris et nous sommes heureux aujourd’hui de constater que certains de ces écrivains ont un succès relatif en France. Nous étions en 2012 l’auteure Kim Ae-ran nous a paru incarner cette génération et cette littérature en train de naître. Elle fut notre première auteure publiée, et nous décrochâmes un prix de la traduction avec Kim Hye-gyeong. Suivirent une cohorte d’auteurs toujours aussi inconnus, comme Kim Jung-hyok, Han Yoo-joo, Pyun Hye-young, Park Min-kyu.  Nous sommes fiers d’avoir publié les premiers les jeunes auteurs des années 2010 à côté d’auteurs confirmés comme Han Kang, Park Bum-shin ou Lee Seung-u, écrivain auquel j’ai consacré un ouvrage publié en France et traduit en coréen.  

Parvenu à ce point de la conférence, il me faut aborder traduction, en donnant quelques chiffres concernant la traduction d’une langue minoritaire comme le coréen.

La traduction

Parallèlement à cette activité de diffusion de la littérature coréenne nous avons engagé avec Kim Hye-gyeong une activité de traduction. Dans toutes nos activités de recherche ou de traduction, nous avons toujours eu le souci d’intégrer et former nos étudiants. Naturellement, nous avons créé l’option de coréen dans le Master de traduction littéraire de l’université Aix-Marseille et parallèlement, nous avons envoyé à l’académie Literature Translation Institute of Korea les étudiants les plus qualifiés en langue pour un séjour d’un ou deux ans.  Nous sommes heureux aujourd’hui de voir deux des élèves de l’académie Klti faire de la traduction littéraire leur métier. L’une traduit maintenant en solitaire des œuvres de la littérature contemporaine de Corée, et l’autre exerce maintenant la profession de traductrice de manhwa et enseigne la traduction à la Hangeul Hakkyo d’Aix-en-Provence.

Depuis de nombreuses années, la littérature anglo-saxonne domine le monde de la traduction. C’est la même chose en Corée. Elle représente 62% des traductions et près de 74% dans le roman. Suivent le japonais avec 11%, l’allemand avec 7%, l’italien avec 4,2% et l’espagnol avec 3,6%. Si je compte bien 5 langues se partagent quelques 88% des traductions. Il reste donc 12% pour toutes les langues du monde, chinois et russe compris. Il n’y a pas de statistiques officielles pour la langue coréenne mais en recoupant plusieurs données, il semblerait que le coréen tourne entre 0,1 et 0,3% des traductions. Vous avez en Corée la fondation Daesan et le Literature Translation Institute of Korea qui font un travail remarquable pour aider les traducteurs et les éditeurs. Qu’en serait-il si ces deux organismes n’existaient pas ?

L’embellie de 2016

Ce fut l’année du tournant.  La Corée était invitée spéciale du salon du livre de Paris l’un des plus grands salons du livre du monde (180 000 visiteurs).  Cette année-là, j’ai eu l’honneur d’être désigné par le Centre National du Livre coordinateur de la présence de la Corée à Paris. À ce titre, hormis les questions d’intendance, ma mission consistait à choisir les écrivains à inviter. Par convention avec le KLTI, nous devions inviter 36 écrivains coréens, tout genres confondus, dont 50% sur proposition française, la mienne, et 50% sur proposition coréenne le KLTI. Bien entendu, le choix fut difficile et nous avons essayé de monter le plateau d’écrivains le plus représentatif possible.  Même si la situation coréenne de cette époque n’était pas au beau fixe, nous avons pu donner à lire et à voir au public français une belle représentation de la littérature coréenne.

Inévitablement la couverture médiatique fut à la hauteur de l’événement et j’ai bien cru cette année-là à un décollage de la littérature coréenne en France. Mais comme toujours, comme ce fut le cas avec d’autres pays asiatiques invités d’honneur au salon du livre de Paris, l’événement terminé la pression retomba et les ventes aussi. Après le salon, il fut plus difficile de travailler avec la presse qui avait fourni un effort au moment du Salon mais inévitablement se désintéressa du sujet dès que l’événement fut achevé. Le salon de Paris terminé, le désintérêt s’installa et sonna un peu le glas des espérances.

Nous pouvons dire aujourd’hui que la situation a changé et la littérature coréenne se porte beaucoup mieux en 2023 qu’elle se portait en 2016. Que s’est-il passé entretemps ?

La littérature coréenne en 2023

Depuis les 3 vagues de publication dont je parlais tout à l’heure, l’image de la Corée auprès du public a encore changé. Le soft-power engagé dans les années 90 commence à produire ses meilleurs effets depuis 2019 environ. La K-pop et les dramas ont été au premier plan de ces effets et BTS a joué un rôle primordial, en donnant deux concerts la même année, où en quelques heures 70 000 billets furent vendus. 60% des 230 millions d’abonnés Netflix ont regardé un contenu coréen. Le cinéma a joué un rôle moindre, les films à succès n’enregistraient pas d’entrée record jusqu’à ce qu’en 2019 le film Parasite de Bong Joon-ho obtienne la Palme d’Or à Cannes et enregistre 1 710 000 entrées qui fait de ce film la Palme d’Or qui a recueilli le plus d’entrées à ce jour. Bien entendu, nous sommes loin des scores des films populaires, mais il faut se réjouir de cette première fois qui permettra peut-être aux distributeurs français de se montrer moins frileux avec le cinéma coréen.

Ajoutons à cette influence celle des téléphones Samsung qui devancent Apple en France et quoique beaucoup plus minoritaires les voitures coréennes sont parmi celles qui se portent le mieux sur le marché depuis le COVID. La multiplication des restaurants coréens (plus de 200 à Paris), souvent tenus par des non coréens, et la popularité du kimchi sont autant d’atouts du soft-power coréen. Ces faits isolés ont eu en réalité une influence cumulée sur le développement de la langue coréenne. On comprend peut-être mieux ce que j’ai voulu dire par le pouvoir de « contamination » ou de dissémination. Dit autrement le marketing de la hallyu a permis non seulement le développement d’un certain nombre d’activités, cinéma, cuisine, K-pop, drama, mais chacune de ces activités en a contaminé une autre.  Les effets du soft-power se font indéniablement sentir sur ce que j’appellerai le mode de vie culturel des Coréens. Cela veut dire que les effets touchent à une forme de culture globale de la Corée. Et cette culture globale a un effet retentissant sur le désir des Français d’apprendre la langue coréenne. Que les grands médias nationaux consacrent des reportages et des documentaires à la Corée montre à quel point le soft-power coréen est efficace en France.

Mais cette situation bénéficie-t-elle à la littérature ?

Le paysage éditorial français est entré dans une concentration sans précédent des très gros éditeurs, au point que c’est à Bruxelles, le cœur de la communauté européenne que se valident ou non ces concentrations. Dans une époque de resserrement du marché, les opérateurs concentrent leurs forces, tant dans la publication que dans la diffusion. Le phénomène déteint sur la librairie qui elle aussi confrontée aux difficultés structurelles du marché a tendance à se concentrer sur ce qui se vend le mieux et surtout le plus vite. On voit bien comment dans ce contexte, les langues aussi éloignées des langues romanes ou germaniques ont du mal à émerger.

Pourtant, la situation est paradoxale. Deux romans coréens parus en 2022 ont réalisé un excellent score dépassant chacun les 30 000 exemplaires en deux versions. À noter que dans les deux cas, c’est la version de poche, soit un livre très peu cher, qui s’est vendu le mieux. Deuxième remarque, l’un des deux livres portaient un titre japonais du nom d’une machine à sous, et il n’est pas du tout interdit de penser que la confusion a pu jouer quand on connaît l’attrait de la littérature japonaise en France depuis de nombreuses années. Ces deux succès de librairie cachent une situation qui en fait n’a pas beaucoup évolué, le reste de la production n’atteint pas des scores aussi importants. Cependant, l’effet soft-power joue aussi dans les grosses maisons d’édition, qui publient un titre par-ci par-là, espérant tomber sur le best-seller. Des maisons d’édition renommées tentent ainsi leur chance, ignorant sans doute que sur les 10 000 maisons d’édition en France, 19 d’entre elles seulement concentrent 80% des best-sellers. Cependant, pour les autres maisons d’édition, les ventes ne sont pas flamboyantes. La France publie chaque année environ 80 000 titres, parmi lesquels environ 12 000 titres étrangers et parmi ces titres étrangers 50 ou 60 titres coréens. Un chiffre insuffisant pour être visible sur le marché, quand on le compare aux 7500 livres anglais et aux 1500 livres japonais. Toutefois, globalement, la littérature étrangère se porte de plus en plus mal en France. On estime qu’elle a l’an dernier reculé de 9%. Une situation curieuse dans un monde de plus en plus globalisé, ouvert aux échanges et aux cultures étrangères. Un succès de librairie en langue étrangère est estimé aujourd’hui à 10 000 exemplaires quand il était estimé à 30 000 exemplaires autrefois. Ce repli concerne évidemment toutes les littératures étrangères. Quels sont les arguments le plus souvent avancés : l’augmentation du prix d’achat des droits, qui empêchent les maisons d’édition françaises, y compris de taille moyenne, d’acheter plus de droits étrangers. Les prix montent mais les ventes ne suivent pas. Autre argument, ce sont les grands lecteurs qui sont le plus ouverts aux littératures étrangères. Ce sont ces grands lecteurs qui sont les plus curieux envers les littératures du monde, les plus enclins à découvrir et à prendre des risques avec des auteurs qu’ils ne connaissent pas. Or le nombre de grands lecteurs diminue sans cesse. La concentration sur quelques auteurs de renom comme Murakami Haruki, Harlan Coben ou Elena Ferrante, ce que l’on appelle les valeurs sûres de l’édition et dont on sait peu ou prou que le lecteur ne sera pas déçu par l’auteur.  

Il faut tenir compte en France du prix très élevé du livre. Lorsqu’un roman courant peut coûter 35 000 wons, le lecteur n’a pas tellement envie de se tromper avec un auteur qu’il ne connaît pas. Il aura tendance à se réfugier sur des auteurs à fort potentiel médiatique. Inévitablement le prix du livre freine aussi le désir de découvrir des auteurs inconnus ou des littératures à faible rayonnement.

Une autre hypothèse résiderait dans le fait qu’il y a un manque d’ouvrages sur l’histoire de la littérature coréenne. Les œuvres classiques coréennes sont majoritairement absentes des traductions. Il n’y a que très peu d’auteurs de la période 1900-1960, à quelques exceptions près, les auteurs des siècles précédents ne sont pas traduits, à l’inverse des littératures chinoise et japonaise où les classiques de poésie, de religion et de fiction sont nombreux. La situation de l’édition en sciences humaines et sociales est quasiment inexistante. Comment connaître et apprécier la littérature coréenne si on ne connaît pas la pensée coréenne classique et surtout contemporaine ? Les ouvrages de philosophie, de sociologie coréenne sont absents du paysage éditorial sauf pour les ouvrages sur la Corée du Nord. Ces ouvrages de sciences humaines et sociales ou de critique littéraire ne représentent pas un gros potentiel de ventes. Mais, combien ils sont nécessaires !

Enfin, une dernière remarque : la littérature coréenne a pour objectif d’intégrer la littérature mondiale. Si elle ne veut pas courir le risque de se diluer dans celle-ci, elle doit impérativement conserver sa spécificité coréenne. Decrescenzo éditeurs a une longue pratique de la diffusion, dans les salons du livre, dans les librairies et dans les conférences que je donne tout au long de l’année.  Que nous demandent nos lecteurs : ils veulent des romans qui parlent de la Corée, de son histoire, de sa culture, de sa cuisine, etc.  

Conclusion

Nous sommes face à une grande perplexité : la Corée dispose dans le monde et en France en particulier d’une image positive et d’un capital sympathie que je n’ai vu pour aucun autre pays. Ses industries culturelles sont appréciées, les touristes sont de plus en plus nombreux à se rendre en Corée, il y a toujours plus d’élèves qui apprennent la langue coréenne, les dramas, la K-pop, la cuisine, la mode coréenne sont appréciés, le cinéma coréen dispose d’une belle image, avec des réalisateurs comme Bong Joon-ho, Lee Chang-dong, Hong Sang-soo ou le regretté Kim Ki-duk mais comment se fait-il que la littérature n’arrive pas à décoller de la même manière ?  Je dois avouer que c’est une grande question et probablement il faudrait des recherches pour comprendre ce phénomène. La hallyu de la littérature coréenne n’est pas encore effective. Malgré les efforts des fondations coréennes, des petits éditeurs français, des traducteurs, le succès régulier n’est pas encore présent. Certes, un titre aura du succès de temps en temps. Mais les ventes ne sont pas les seuls indicateurs de la bonne santé d’une littérature. Il nous paraît important que de nouveaux médiateurs comme la revue Keulmadang effectue ce travail de fond nécessaire à la littérature, que des éditeurs passionnés publient régulièrement, mais aussi que les disciplines des sciences humaines et sociales soient mieux représentées dans les catalogues des maisons d’édition. On le voit, c’est un travail de longue haleine qui attend la littérature. Nous pouvons miser sur un espoir : que la langue coréenne continue de faire de nombreux adeptes, car de la langue à la littéraire, il n’y a qu’un pas.

Je vous remercie.


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