Conférence prononcée à la remise du Prix littéraire International Changwon KC
La fascination qu’exerce sur moi la poésie coréenne n’a d’égale que la fascination que j’éprouve à lire les romanciers coréens, et parmi eux les jeunes romanciers, bien inscrits dans leur époque, une époque aussi troublée que troublante, de laquelle le lecteur que je suis, tente d’extraire des catégories susceptibles d’illustrer la période que traverse la littérature coréenne et de cerner de quoi la jeune littérature coréenne contemporaine est faite ?
Littérature dystopique
Dans cette perspective, la figure de l’ennemi m’est apparue comme une figure essentielle de la littérature coréenne du XXIe siècle. Par ennemi, j’entends aussi bien l’ennemi réel, celui qui veut abattre ou domestiquer son adversaire, que l’ennemi dissimulé dans le monde moderne. Bien entendu, l’occupant japonais ou le frère ennemi du Nord ne sont en rien comparables à la solitude organique des sociétés contemporaines ou à la pollution ou encore à la marchandisation généralisée de la vie, que j’aborde dans la littérature comme étant des ennemis métaphorisés. Sans complaisance aucune de ma part. ce qui m’intéresse ici, c’est de déceler en quoi cette figure de l’ennemi influence la création littéraire contemporaine. C’est donc une partie de ce travail que je reprends devant vous.
Une littérature accrochée à l’Histoire
La littérature coréenne du XXe siècle illustre le rapport étroit établi entre les évènements historiques vécus par le pays et la production littéraire des écrivains. Certes, le cas n’est pas spécialement coréen et d’autres pays peuvent présenter les mêmes caractéristiques, mais rares sont les pays qui ont autant souffert de diverses manières comme a souffert la Corée, entre 1900 et 1990. Il n’est pas utile ici de rappeler ce siècle de souffrances avec l’occupation japonaise, la guerre, les dictatures, avant que le pays trouve la stabilité à l’orée des années 90. Pendant un siècle, l’ennemi et la cohorte de drames qu’il supposait, a occupé l’imaginaire coréen. Dans un tel contexte, la littérature ne pouvait rester en dehors des évènements historiques. La littérature s’est habituée à vivre avec l’ennemi, à le regarder, à l’ignorer, à y résister, à le défier, à l’exorciser, ou à collaborer. Par sa présence quasi permanente durant 90 ans, l’ennemi a constitué en Corée une part de l’identité individuelle et collective, voire une part de l’identité nationale. L’ennemi vaincu, le pays connut une stabilité durable. Mais la cicatrice resta profonde. C’est une constante de notre psychologie autant individuelle que sociale, l’ennemi ne disparaît jamais complètement.
L’ennemi disparu laisse toujours un vide. Non qu’il soit regretté mais la fonction symbolique qu’il représentait demande à être remplacée. Les générations qui n’ont pas connu ces ennemis-là en gardent malgré tout la trace.
La littérature ne naît pas d’un désert social. Elle est en prise avec les événements historiques du pays. JMG Le Clezio écrit : Ce passé [le passé de souffrances] n’est pas résorbé. Il ressort dans l’imaginaire des jeunes auteurs, il fonde les mythes et les obsessions, il nourrit cette sorte de dérision amère qui a parfois, comme la recherche de la vérité, un goût de vengeance.[1] Pour les jeunes écrivains, la figure de l’ennemi s’est imposée comme thème majeur de la dystopie. En évitant toutefois une généralisation excessive, il n’est pas faux d’affirmer que la tonalité des écrits contemporains n’incite, hélas, pas à l’optimisme. Les thèmes allant du réalisme au fantastique décrivent une société oppressante dans laquelle les individus éprouvent un mal-être récurrent. Les exemples sont bien trop nombreux pour être cités. Ce mal-être s’illustre au travers d’ennemis qui contrairement aux ennemis du passé ne sont pas faciles à vaincre.
Littérature et désert social
La dystopie ne manque pas de sous-thèmes : la dictature, fut-elle celle de l’argent, le crime, la corruption, le piratage, l’excès de pouvoir, le contrôle social, les atteintes à la nature, l’oppression des minorités, les crimes sexuels, la liste paraît sans fin.
Que s’éloignent les figures séculaires de l’ennemi propres à l’histoire coréenne et apparaissent des ennemis modernes et avec eux, de nouvelles sources d’inspiration chez les écrivains. Dans une magistrale étude sur la peur[2] en Occident, Jean Delumeau montre qu’à toutes les époques où l’autorité (morale et politique) s’est effacée, toutes sortes de craintes sont venues se loger dans l’espace vide et ont fabriqué des ennemis réels ou imaginaires. Ce qui fût une part de l’identité d’un peuple, ce qui fût une part de l’Histoire du pays se trouve en nécessité de reconversion. L’ennemi, en tant que source d’inspiration devient nécessaire. Certes, les nouveaux ennemis ne sont pas autant fédérateurs que les ennemis du passé. Les nouveaux ennemis sont la plupart du temps silencieux. Parfois même, ils se parent des atours de la normalité. Quoi de plus normal que d’être éco-anxieux face au dérèglement climatique ?
Ces ennemis ne sont pas toujours propres à la Corée et se partagent avec de nombreux autres pays : la solitude, l’excès de travail, le chômage, le bas salaire, l’addiction aux technologies, les difficultés de communication, le racisme, la dépendance, les mondes virtuels, les crises de conscience et d’identité… Autant de peurs universelles provoquées par les démons de la mythologie mondiale : l’argent roi, les guerres, les pandémies, l’insécurité grandissante, la société de consommation… Et surtout, l’idée que rien jamais plus ne sera comme avant. « La vie bonne » après laquelle courent les philosophes depuis l’Antiquité est mise à mal par la cohorte des ennemis modernes qui inspirent tant la littérature contemporaine.
La littérature liquide
Les écrivains coréens d’aujourd’hui, orphelins des ennemis du XXe, affrontent d’autres ennemis et profilent un monde qui n’a rien de réjouissant. L’Utopie a laissé la place à la Dystopie. Ce genre littéraire aux prédécesseurs prestigieux, parmi lesquels on peut compter Zamiatine, Orwell ou Huxley, présente une société dans laquelle les êtres humains soumis à un pouvoir inexorable ne s’appartiennent plus. Ils vivent dans l’angoisse permanente d’un monde unidirectionnel, condamnés à des tâches privées de sens, sous le contrôle d’une nouvelle et sophistiquée dictature. Ces ennemis mondialisés, lovés le plus souvent dans les replis nauséabonds du monde marchand donnent une forme à l’angoisse de l’inconnu. Notre époque liquide, telle que la définit Zygmunt Bauman[3], se traduit par de brusques changements des conditions dans lesquelles ses membres agissent, rendant difficile, sinon impossible leur fixation en habitudes, en coutumes, en histoire. Cette « liquidité » favorise l’émergence d’ennemis customisés que chacun peut inventer au gré de ses besoins, y compris quand nul danger ne guette. Les jeunes auteurs coréens excellent dans le genre et donnent à voir un monde à venir dans lequel il nous faudra survivre, si cela sera possible, au prix de grands efforts.
À quoi sert la poésie
Dans son recueil de poésie Celui qui garde ses rêves Ma Jong-gi pose la question suivante : À quoi sert un poète ? Suit une longue liste d’exemples de peuples qui se détestent, de pays qui se déchirent, d’ennemis sans cesse renaissant de leurs cendres. Mais Ma Jong-gi ne peut répondre à la question qu’il pose. Pas plus que n’ont pu répondre les poètes français qui se sont posé la même question ou encore Hölderlin : « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? » S’il n’y a pas de réponse possible, il n’y a pas non plus de réponse souhaitable. La poésie existe dans cet espace sans réponse. C’est dans ce quasi vide métaphysique que le poète explore les conditions d’un monde vivable.
Résistance poétique
La poésie prend alors fonction de résistance et tire sa noblesse de sa marginalité même[4]. Le poète puise sa force dans la résistance. Il résiste à la dystopie sans avoir besoin de réhabiliter l’utopie. Il est le funambule sur sa corde. Il sait qu’il relève d’un art entré dans l’oubli, dans une parole devenue inaudible. Dans un monde où ce sont désormais les « contenus » qui prévalent pour faire tourner la machine des « industries culturelles », la voix du poète risque de s’enrouer. Pourtant, la langue dont il dispose pour se faire entendre est une langue sans équivalent : En ces temps d’hystérie expressive, de profusion des signes, de leur hypertrophie dans la multiplication des médias qui les véhiculent sur la diffusion permanente, sans solution de continuité aucune, tohu-bohu énorme où tous les sens se superposent et s’annihilent, la pauvreté de la poésie, la modestie de ses moyens, sa nature rétive à l’exploit et à la démonstration agressive lui confère paradoxalement une puissance d’objection maximale.[5]
La langue poétique est rupture, conquête, elle se joue de la langue ordinaire, de la logique, de la narration. La langue poétique s’affranchit des conventions, explore des sentiers inconnus, mêle ancien et nouveau, nostalgie et espoir. Hormis quelques notoires exceptions, la langue a disparu dans l’enjeu romanesque, mais elle n’a jamais été aussi vivante dans la poésie.
La quasi-disparition des enjeux dans la littérature, l’affrontement des écoles littéraires n’ayant plus lieu, il appartiendrait au poète non seulement de nous dire le monde mais de nous dire aussi comment y parvenir. En ce sens tandis que le roman ne cesse d’exorciser l’ennemi, le poète déplace le terrain de l’adversité au cœur même du langage. Romancier et poète prennent chacun à leur façon l’ennemi comme révélateur d’un monde chaotique. Mais le roman n’a plus l’ambition d’y remettre bon ordre, il semble avoir abandonné ce rôle à la poésie.
Le roman dystopique affronte l’ennemi, espérant le vaincre, il sépare le Bien du Mal, le Juste de l’Injuste, le Vrai du Faux. Pour l’affronter, toutes les stratégies sont bonnes. Il faut séparer, diviser, morceler. C’est que l’ennemi est coriace et les armes pour lutter contre lui sont faibles.
Dans la mythologie grecque, Métis première épouse de Zeus est une divinité très intelligente. Hésiode la décrit comme « celle qui sait plus de choses que tout dieu ou homme mortel ». Elle tire son intelligence de sa capacité à s’adapter aux situations en réunissant les éléments contraires : Métis réunit. La poésie est fille de Métis. Le poète réunit, rassemble, relie. Vaillamment, il unit la passion à la raison, empêchant que ne se séparent le connu de l’inconnu. La poésie exprime, à bout portant, ce que le roman par nécessité dilue. Le poète se préoccupe peu de l’ennemi, occupé qu’il est à vivre au cœur de l’émotion, cette corde vibratoire sans laquelle la poésie n’est pas. Il se courbe sous le vent, se baigne sous l’averse, se pétrifie sous la neige pour avoir indissolublement réuni langage et nature. Le poète ne se nourrit pas du sang de l’ennemi, il le laisse circule dans les veines du monde.
Inutile ici d’opposer roman et poème. Chacun affronte à sa manière la douleur d’être, la quête du devenir. La forme du roman se prête à la destruction, à l’agression, à la condamnation. Le poète est fait d’un autre bois.
Sa langue n’est pas la langue de la frontalité, elle n’est pas non plus la langue de la violence. Si violence il doit y avoir ce serait plutôt la violence des émotions. Non, le poète n’affronte pas, le poète contourne. « La poésie ne sait pas de quoi elle parle, elle est donc fondamentalement une école du doute, plus qu’une école de la certitude[6]. » Le poète est un danseur exercé à faire un pas de côté, que la liberté formelle lui octroie.
« Le poète a toujours raison qui voit plus haut que l’horizon » chante Jean Ferrat d’après un poème d’Aragon. Pour voir plus haut que l’horizon, le poète déplace l’affrontement au sein même du champ poétique. Élargir la réalité, c’est établir des passerelles entre le profane et le sacré, entre l’hier et l’aujourd’hui, entre le monde aérien et le monde chtonien, élargir la réalité c’est abolir les frontières et tisser un lien entre les époques, c’est par le Grand Tout que le poète convoque le mieux le présent. Par la langue libérée, il déplace, fragmente, élargit, réunit, comme Métis, fille de l’eau, réunissait sagesse et intelligence.
Heureux lecteur coréen que la passion de la poésie continue d’animer, heureux acheteur coréen devant les piles de recueils de poésie dans les librairies. La poésie coréenne continue de bien se porter, tandis que la poésie française ne voit plus que « des lecteurs qui se sont perdus en route » comme le disait Michel Deguy[7]. En France la poésie se meurt dans le silence. Yves Bonnefoy, grand poète français affirmait qu’un pays qui oublie la poésie n’a pas d’avenir. Je suis heureux de constater que cela ne vaut pas pour la Corée.
Jean-Claude de Crescenzo 15’
14 octobre 2023
[1] Jean-Marie Gustave Le Clézio, in Lettres de Corée, NRF, N° 586, Avril 2008.
[2] Jean Delumeau, La peur en Occident, Fayard, 1978
[3] Zygmunt Bauman, La vie liquide, Fayard Pluriel, 2016
[4] C. Andreucci, La poésie française contemporaine, enjeux et pratiques, conférence prononcée à la Faculté de Lettres de Porto, le 16 mai 2003, disponible sur https://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/4370.pdf
[5] Jean-Pierre Siméon, Petit éloge de la poésie, Folio Gallimard, 2021
[6] C. Andreucci, idem
[7] Michel Deguy, (1930-2022), poète, fondateur et rédacteur en chef de la revue Po&sie.