Littérature & Société (Corée du Sud)

Que faire après avoir lu ?

Reprenant un livre jadis délaissé on y trouve parfois la profondeur qu’une première et précipitée lecture nous fît ignorer. D’autres livres, au contraire, nous ont plongé dans un tel état d’excitation que nous en avons fait, là encore, une lecture partielle, sauvage même. Au point d’en trahir l’essence. La lecture des grandes œuvres suscite une propension inouïe à la trahison. Le registre des trahisons est certes infini et la plus fréquente d’entre elles consiste à traverser une œuvre sans n’y rien comprendre.

Lecture et trahison

Combien de livres avons-nous ainsi trahis ? L’âge venant, relisant plus que lisant, la contrition n’en finit jamais de dévorer le temps qui nous reste. Fort heureusement, dans Une histoire de la lecture, Alberto Manguel ôte toute culpabilité naissante : « Si, dans le domaine de la lecture, le dernier mot n’existe pas, alors aucune autorité ne pourrait nous imposer une lecture correcte ». Cependant le repentir n’est pas toujours de mise. Le lecteur décide parfois, dans un parfait accès de lucidité autant que de lâcheté, —l’auteur étant absent—, de prolonger le roman, quoiqu’il lui en coûte, au motif que tout bon roman est un appel au secours lancé par son auteur. 

Le lecteur, personnage débonnaire, peu vindicatif en règle générale, se borne à respecter le pacte de lecture. Il le discute rarement préférant le plus souvent s’en tenir à son avis premier. Par bonheur, tous les livres ne vous plongent pas dans une indifférence ensommeillée, certains d’entre eux vous hantent la nuit venue. Là est la science de l’écrivain. Il est des lectures avec lesquelles vous cheminez toute une vie, vous remettez vos pieds dans vos propres empreintes, quelques fois elles vous obligent à rebrousser chemin. Des livres prennent place dans votre Olympe personnel et n’en sortent plus. Vous les avez lus, annotés, oubliés, exhumés et quand le manque se faisait sentir, vous les avez relus, et vos notes aussi, qui n’ont pas manqué de vous décevoir. Un sursaut d’orgueil vous conduit à reprendre cette note, à écrire plus longuement.

Théories et écrivains

Tant de théories, tant d’écrivains réclament la participation active du lecteur, quitte à ce que sa lecture devienne dictatoriale. Lire dans une perspective polysémique et symbolique suffit à donner à votre lecture son caractère littéraire, par homologie entre les deux fonctions, lire et écrire. Alain Viala[1] souligne que la lecture littéraire, lorsqu’elle est réussie, vous donne une jouissance telle que la conscience du temps s’abolit.

Ainsi est la lecture littéraire, elle vous contraint inévitablement à donner une suite au texte lu. L’auteur, figé dans son propre texte, s’en remet à son bourreau, le lecteur. Les rôles s’inversent : celui qui croyait prendre le lecteur dans les rets de son imagination, se trouve d’un seul coup dessaisi de ses prérogatives.  Même les chefs d’œuvre, ceux qui sont officiellement considérés comme classiques sont inachevés s’ils ne sont pas finis par moi, conclut Erri de Luca dans Essai de réponse.

Lorsqu’une œuvre a creusé un sillon que vous ne pourrez refermer, lorsqu’elle vous aura désemparé, comme ce fut le cas avec Interdit de folie de Yi Inseong ou Notre héros défiguré de Yi Munyol, il faut alors cesser de lire, cela ne servirait plus à rien, il nous faut écrire, ou peindre ou aborder une femme au cou laiteux. Jamais un roman ne devrait nous satisfaire, nous laisser repu. La littérature est très exactement conforme à la nature, à la création, elle nous laisse insatisfait. Et quand un livre, fut-il grand, nous a comblé d’émotions il reste un grand livre certes, mais il échoue si nous n’avons pas éprouvé le désir d’aller randonner dans notre conscience. Il est des fantômes que l’on doit combattre armé d’un stylo et d’un carnet.

L’exercice de l’écrit discipline la pensée ; à l’oral elle est brouillonne, sauvage, tente d’échapper à elle-même, à l’assignation qu’elle s’adresse ; elle fuit le rapport incestueux entre parole et écriture. Elle offre au langage la liberté des chemins venteux d’où surgit l’écriture, telle une mère despotique ramenant à la raison l’enfant désobéissant.

Deux millions de manuscrits

Il y aurait en France, près de deux millions de manuscrits qui dorment dans les tiroirs, se plaignent les libraires, les journalistes, les éditeurs. J’avoue ne pas comprendre le fondement de cette plainte. Je crois au contraire qu’il faut se réjouir que certains parmi les lecteurs se pensent un destin d’écrivain, que d’autres écrivent leurs mémoires ou des histoires d’alcôve. Je me réjouis que mes concitoyens se lancent dans cette aventure auto-transformative de l’écriture. N’est-ce pas la plus belle façon de rendre hommage aux écrivains que vouloir les imiter.


[1] Alain Viala, L’enjeu en jeu, Rhétorique du lecteur et lecture littéraire, in La lecture littéraire, pp 15-31, Clancier-Guénaud, Paris, 1987

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