Mondialisation et transmission des valeurs dans un contexte d’affaiblissement du confucianisme  

Conférence prononcée à l’École Nationale Supérieure de Hué (Vietnam)-octobre 2023

Jean-Claude de Crescenzo, fondateur des Études coréennes de l’Université d’Aix-Marseille. Directeur de la revue de littérature coréenne Keulmadang, chercheur-associé à l’Institut de Recherches Asiatiques (Irasia), il est titulaire de nombreux Prix et ses ouvrages sont régulièrement publiés en Corée du Sud. 

Le confucianisme comme dispositif

La Corée est devenue en moins de 50 ans l’une des grandes puissances économiques du monde.Le système éducatif couplé aux politiques d’innovation technologique sont deux facteurs qui ont permis de réaliser cet exploit. La Corée, pour des raisons historiques de constitution de la nation, a fait du confucianisme le soubassement de la pensée collective.Le confucianisme a été incorporé au sens littéral de ce verbe, c’est-à-dire unir une matière à une autre, unir un corps à un système, dans tous les secteurs de la vie sociale, administrative, politique et économique. Depuis l’ancienne dynastie Choseon, le confucianisme est devenu idéologie d’État. Au fil du temps, il s’est constitué en dispositif, au sens où Foucault, Agamben, voire Althusser l’ont théorisé, à savoir un ensemble de pratiques, de pensées, de discours, d’architecture, d’activités dans la perspective d’établir aussi bien une conduite d’action qu’une domination de ce dispositif sur l’action, et par contrecoup une domination sur les consciences.Présent dans chaque acte, le confucianisme est devenu une praxis, au sens aristotélicien ,à savoir une activité qui transcende le sujet, et ce quelque soit sa classe d’appartenance.

Le système éducatif coréen

Avec l’emprise du confucianisme sur la vie publique et privée, le pays s’est transformé en passant d’une économie assistée à une économie libérale parmi les plus compétitives mais aussi les plus dures du monde. L’éducation, autrefois considérée comme un facteur d’émancipation s’est progressivement transformée pour accompagner les mutations de la société. Le temps où les enfants apprenaient les caractères chinois sagement assis autour de leur maître est révolu.Dorénavant, l’éducation doit coller aux besoins du marché.L’investissement massif dans le système éducatif et son couplage à l’économie a évidemment produit des résultats étonnants, classant désormais la Corée au 11e rang des nations les plus développées. 2 

Ainsi furent directement privilégiées les matières à fortes plus-values économiques. Dans un pays qui dispose de peu de matières premières, la connaissance est devenue une matière de première importance.Le modèle éducatif coréen est présenté un peu partout dans le monde comme un modèle idéal et depuis les années 60 les investissements dans l’éducation n’ont cessé de croître. La Corée dispose d’un réseau d’universités extrêmement important, largement plus étendu que le réseau français, et deux d’entre elles figurent dans les 50 premières universités du monde selon le classement de Shanghai. Le confucianisme s’est imposé comme la valeur indispensable à l’accomplissement du but, même s’il s’agit d’un confucianisme utilitaire promouvant les capacités d’obéissance, le désir de progresser, la possibilité d’obtenir une vie meilleure.On étudie beaucoup en Corée, dans un système que beaucoup estiment être le meilleur du monde1 l’éducation est devenue une obsession nationale et les familles, s’y adonnentcorps et âme. La perspective de l’Homme de Bien, cher au confucianisme (Ren) conserve son enveloppe extérieure, tout en modifiant son substrat intérieur, à savoir l’accomplissement de soi. Il s’agit désormais de triompher plutôt que s’accomplir. Ce triomphe nécessaire se marque par le désir d’ascension sociale.La course à l’entrée dans la meilleure université, est devenue en quelque sorte un sport national. Le jour du suneung (수능),concours d’entrée à l’université, le pays tout entier s’arrête. La circulation est fluidifiée vers les lieux de concours, les entreprises recommandent à leurs salariés d’arriver un peu plus tard pour libérer la route, la police se met au service des étudiants, les temples et les églises se remplissent de mères en prière pour la réussite de leur enfant, la télévision accorde toute leur attention à la future élite. Connaissez-vous un autre pays qui bloque son espace aérien aux avions le jour de l’oral, pour ne pas perturber le déroulement de l’examen?Au plus haut niveau de l’État, l’éducation est considérée comme une cause nationale et le pays tout entier a intériorisé cet objectif. Il en résulte inévitablement une compétition entre élèves et étudiants d’université, compétition souvent intenable qui sera plus tard reproduite dans le monde des entreprises et des institutions.

1 Source: The éducation for all  Development Human, 2023

L’investissement personnel et familial

La Corée néolibérale a réussi le tour de force de libérer à la fois le marché et les consciences, la fin justifiant souvent les moyens. Dans ce contexte de la mondialisation, la transformation des mentalités est jugée prioritaire pour 3 

favoriser l’adaptation aux contraintes de plus en plus souvent imprévisibles (conf. le coronavirus ou la guerre en Ukraine).Dans cette perspective, le dispositif d’éducation joue un rôle majeur.Les équipements scolaires et universitaires sont de qualité et favorisent non seulement l’apprentissage mais aussi la vie sociale autour de l’école ou de l’université. La vie d’un collégien ou lycéen est souvent vécu comme un enfer.On peut le comprendre quand on connaît son emploi du temps, soit 50 h par semaine. Lever tôt le matin, une journée de cours, apprendre le plus souvent par cœur, puis les instituts privés pour approfondir plusieurs matières jusqu’à la nuit venue, se coucher tard, se lever tôt et recommencer le lendemain. Mais la vie des parents n’est souvent pas meilleure. L’éducation coûte cher, environ 20% des revenus. Celles que l’on appelle les «mamans tigres»et les «papa soies», occupés à la défense et à la protection de leurs enfants, afin qu’ils effectuentles meilleures études possibles, des parents souvent endettés pour payer les meilleures institutions privées à leurs enfants, sans compter les frais d’inscription qui peuvent atteindre des sommes difficiles à supporter.La Corée est numéro 1 parmi 36 pays concernant l’endettement des ménages2. Avoir 2 ou 3 enfants en Corée peut être considéré comme un signe extérieur de richesse. Et après tous ces efforts, rien ne garantit de trouver un emploi satisfaisant pour elle sur les 400000 diplômés annuels, les Chaebol (재벌)ces grands groupes principaux fournisseurs d’emploi n’en recrutent que 100000, tout en travaillant plus, puisque le gouvernement recommanda dans un premier temps la semaine de 120h, avant de se fixer sur la semaine de 69h (actuellement 52h). Si la Corée néolibérale a réussi à libérer le marché, elle a aussi libéré les pulsions. Pourque l’économie de marché fonctionne, le consommateur doit subir le moins d’entraves possible.Le confucianisme le plus étroit avait réussi à faire fonctionner cette idéologie comme un principe de canalisation des pulsions, indispensable à l’effort individuel comme à l’effort civique. Mais les temps changent.

2 Souce : Institut de la finance internationale (IIF)

L’affaiblissement d’une idéologie

L’affaiblissement du confucianisme semble aller de pair avec les mutations auxquelles se confrontent le pays.Les usages et manières de faire qu’il supposait deviennent obsolètes aux yeux des catégories les plus jeunes. On a vu apparaître pendant les manifestations de 2016 concernant la destitution de la présidente que les manifestations prenaient aussi pour cible les attitudes les plus insupportables du confucianisme, notamment la priorité accordée aux plus âgés, la corruption, 4 

les comportements autoritaires, l’obéissance sans cesse sollicitée. Dans le naufrage du bateau Sewol qui fit 300morts parmi les lycéens qu’il transportait, les seuls qui s’en tirèrent furent ceux qui désobéirent aux consignes de leurs professeurs. L’idée que lorsqu’on est jeune la vie se résume en étude, voire gavage, obéissance et faible perspectives professionnelles deviennent de plus en plus insupportables, les jeunes accusant le confucianisme comme responsable de la mauvaise vie.

Confucianisme et éducation 

Comment continuer de transmettre sous l’égide d’un confucianisme régulateur, quand le rythme des mutations s’accélèrent parmi une population notamment les jeunes rejetant les principes confucéens qui ont aidé à l’émergence de la Corée sur la scène mondiale. Comment transmettre la connaissance dans un contexte où d’une part les sources de la connaissance ne sont plus seulement académiques.Quid de l’apprentissage quand les sources de l’éducation sont autant parcellisées, voire atomisée à notre époque. Onpeut en apprendre beaucoup sur la sociologie de la Corée en écoutant les paroles des chansons de BTS. Comment passer de la verticalité des organisations autoritaires comme le futest parfois comme l’est encore l’éducation, àl’horizontalité que suppose les attentes sociales?Le fonctionnement pyramidal se heurte aux formes de socialisation de plus en plus horizontales.

L’enseignement coréen, fut-il d’excellente qualité, n’en est pas moins une culture du bachotage :pédagogie du«par cœur», faible participation des élèves ou des étudiants,priorité donnée aux disciplines techniques et scientifiques, culture de l’obéissance… L’enseignement de la culture, de la littérature, des arts reste à la fois plébiscité pour leur esprit libertaire, tout en étant décrié, surtout par les parents pour sa faible possibilité d’obtenir un statut social enviable.

Quel intérêt d’apprendre les sciences humaines et sociales quand celles-ci sont aussi faiblement pourvoyeuse de prestige social et de statut financier. Enfin, dernier point :quelle inscription dans une société qui privilégie la réussite sociale au détriment des valeurs soutenues par le confucianisme jusqu’ici, notamment quand il promouvait les questions d’esthétique relative au Beau et au Vrai.

En conclusion: les coréens notamment les plus jeunes se détournent du confucianisme historique pour l’inégalité entre les individus qu’il suppose et les 5 

contraintes qu’il impose, notamment l’obéissance et le respect d’individus classés dans une hiérarchie autoritaire dominantles organisations, qu’elle soit école, université ou entreprise. L’un des facteurs de réussite de la Corée repose sur le rapport entre esprit civique du peuple et désir de réussite sociale des individus, ces derniers travaillant aussi bien pour leur compte que pour le bien de la patrie.Mais la montée en puissance des classes moyennes, jeunes, urbanisées, en prise avec les cultures mondialisées, s’accommodera-t-elle longtemps encore du discours patriotique? La question est de taille:au moment où la Corée est confrontée à de profondes mutations telles que la révolution sexuelle, la démocratisation, le refus populaire de la corruption, le multiculturalisme, dans une économie et une diplomatie mondialisées, comment le confucianisme se retrouve-il secoué par les mouvements internes à la société et ses signes avant-coureurs, tels que le refus de prendre en charge les parents âgés, de se marier tôt, de faire des enfants, la disparition de formes usuelles de politesse, etc.

L’esprit du confucianisme s’érodant avec la postmodernité, l’économie libérale ayant besoin de toujours plus de liberté, de créativité, d’innovation, de briser ce qu’elle appelle les carcans, explorant sans retenue les secteurs les plus tournés vers le futur, métavers, transhumanisme ne peut plus s’accommoder des vertus de retenues, d’obéissance, de modération et de culture que suppose le confucianisme. Quel type d’organisation pédagogique, scolaire, universitaire pourront-elle accompagner la contradiction que nous entrevoyons, entre liberté et contrôle, entre soumission et indépendance. À moins que tout simplement la société décide purement et simplement l’abandon des principes constitutifs du confucianisme.6 

BIBLIOGRAPHIE

Althusser, Louis. «Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche)»,Sur la reproduction, sous la direction de AlthusserLouis. Presses Universitaires de France, 2011, pp. 263-306.

Bidet, E., «Mutations de la société et nouveaux clivages», Revue des Deux-Mondes, Corées futures, mars 2012, pp 100-115

Dandurand, C., «L’impitoyable système éducatif de la Corée du Sud suscite à la fois admiration et compassion», perspectives monde, document internet, 2015

Foucault, Michel.«Surveiller et punir».Gallimard, 1993

Kim U-chang, «L’éducation en Corée à l’âge technocratique dans une société et une université autoritaires», Revue de Corée, «L’enseignement supérieur en Corée», vol. 15, N°4, hiver 1983, pp 45-74

Légaré-Tremblay, Jean-Frédéric. «L’éducation en Corée du Sud: examen d’une obsession nationale»,Monde chinois, vol. 34, no. 2, 2013, pp. 60-63.

Levi, J., «Confucius», Albin Michel Spiritulités vivantes, 2002 

Sancho, I., «le confucianisme en Corée: une introduction», (hal-02906315), 2015

Zhao J., et Wu, G., « L’héritage de Confucius », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 79 | décembre 2018, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 09 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/ries/7002 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.7002 


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