Littérature & Société (Corée du Sud)

Interview de Yi Munyol

Entretien avec Jean-Claude de Crescenzo

Propos traduits par Hwang Jee-hae. Publié dans Keulmadang.com 2014

Les lecteurs français vous considèrent comme un auteur réaliste. Contrairement à d’autres qui confirment clairement leur position en distinguant les bons et les méchants, vous refusez cette catégorisation. En quelque sorte, les lecteurs doivent se déterminer. L’ambiguïté est toujours très présente dans votre littérature. Vingt ans après, dans la Corée modernisée, vous avez toujours le même point de vue ?

L’homme ne reste jamais le même qu’il y a 20 ans. Mais j’ai la ferme croyance depuis toujours, d’après laquelle le monde ne peut pas être immortel ou dichotomique. J’assume que je suis souvent contraint de distinguer le bien du mal. C’est l’habitude que j’ai eu au cours de ces derniers temps en participant aux polémiques sociales. Malgré tout, ma vision fondamentale sur la vie ou le monde n’a pas beaucoup changé. Je ne pense pas que le monde dichotomique puisse comporter une grande signification. En effet, ma jeunesse coïncide avec le crépuscule de l’existentialisme, ce qui s’est traduit en partie dans ma littérature. À présent, ce ne sont que les réminiscences d’un passé lointain pour moi.

Si humain doit suivre son propre chemin, est-ce qu’il est plus facile, pour vous, de choisir aujourd’hui qu’hier?

Votre question me rappelle deux histoires évoquées dans les paroles de Confucius : d’abord, il n’y a qu’un génie ou un idiot qui ne changent pas. À savoir, tous les hommes changent excepté un génie et un idiot. Ensuite, c’est celui qui a un grand courage qui est l’ignorant. Lorsqu’on est jeune, on s’attaque courageusement à n’importe quoi. Je me rends compte maintenant qu’il est de plus en plus difficile avec l’âge de comprendre la vérité ou encore de décider le pour et le contre.

Dans vos livres, vous avez toujours dénoncé les oppresseurs, mais vous n’avez pas été bienveillant non plus avec les opprimés. Vous avez toujours refusé d’adopter une position morale entre les uns et les autres. Mais est-ce que vous considérez encore dans le monde moderne cette position est encore tenable ?

La façon de s’exprimer varie selon les périodes. Je pense qu’il faut tenir compte de la façon de s’exprimer de l’époque actuelle. Dans l’ère numérique comme aujourd’hui, les gens semblent être plus opiniâtres qu’autrefois et ils ont tendance à s’exprimer très clairement, étant sûr de ce qu’ils pensent. Ce genre d’attitude n’a pourtant pas été apprécié dans le passé et personnellement je n’ai jamais été sûr de moi-même et de ma vie. Certes, il est légitime d’accuser les oppresseurs, mais les opprimés font-ils tous partie du bien ? Il est injuste de préjuger que tous les opprimés représenteraient le bon, la vertu et la justice. On va dire que la victime n’est rien que celui qui subit le plus de dommages. Le fait que Monsieur Machin s’est fait cambrioler ne signifie pas qu’il a bon cœur. C’est dans ce contexte que je cherche toujours à ne pas donner un jugement catégorique. Dans ma jeunesse, j’ai lu la thèse d’une centaine de pages rédigé par Martin Heidegger. Cette thèse philosophique sur Dieu n’était pas compliquée à lire, mais c’est surtout la conclusion qui m’a étourdi: « Je vous ai amené à connaître mes réflexions sur Dieu, mais je n’arrive pas à l’achever. Le reste est à vous, franchement, je ne sais pas comment conclure. » Je suppose que cette conclusion anormale m’a impressionné et qu’elle a beaucoup influencé ma méthode de composition du roman et ma littérature. Maintenant que le contenu de la thèse ne reste quasiment plus dans ma mémoire et que le choc est atténué, je ne suis pas entièrement fidèle à ces principes. Cependant, si l’on remonte au début de ma carrière, c’est vrai que j’ai laissé les lecteurs avoir leur avis en évitant de donner ma réponse. Pour information, la question la plus brûlante des années 1980 consistait à réaliser une vraie démocratie. À l’époque, je pensais que ce n’était pas la démocratisation pour laquelle nous nous battions, mais il s’agit seulement d’une histoire entre un meurtrier et un escroc battu.

La Corée a traversé des années d’obscurité. Est-ce que vous considérez que les choses sont plus claires aujourd’hui?

Je dirai non. Bien que les choses s’avèrent claires en apparence, je ressens l’ombre noire qui s’allonge sur la société coréenne. Je trouve cette nouvelle obscurité encore plus foncée que celle que nous avons connu par le passé. En effet, au lieu de tirer la leçon des événements ténébreux, nous avons tendance à les idéaliser et à les embellir. Pire encore, il me semble que nous comptons sur l’avenir brillant du pays qui nous récompensera pour le temps passé et qui ne cessera pas de se développer. Je suis sceptique sur ce point de vue. Il s’en faut de peu que cette croyance devienne l’illusion et que la Corée retombe dans la période d’obscurité. C’est à craindre.

On considère aujourd’hui que la Corée est à un tournant de ses valeurs traditionnelles. Est-ce une source d’inspiration pour vous? Est-ce que vous réfléchissez là-dessus?

C’est souvent à ce propos que je provoque des conflits avec la société contemporaine. Les jeunes coréens ne sont pas favorables à ma position vis-à-vis des valeurs traditionnelles. On dit que la propension au conservatisme est très forte dans ma littérature et que je suis obsédé par la tradition à point d’être parfois accepté comme un écrivain réactionnaire. En fait, il y a la tradition de ma famille dans le fond de ma littérature qui a joué un rôle essentiel pour former mon petit monde littéraire. Ce n’est pas une famille influente, mais j’ai grandi dans une communauté appartenant à ma famille depuis 300 ans, c’est-à-dire durant 12 générations. Je suis donc plutôt attaché aux valeurs traditionnelles. Pourtant, il m’arrive parfois à les rejeter parce que j’ai des mauvais souvenirs lié à la tradition. En somme, c’est une continuation de la réconciliation et du rejet entre moi et les valeurs traditionnelles. De la guerre de Corée jusqu’au début des années 1980 où la société n’est pas encore industrialisée, les Coréens se sont montrés négatifs à l’égard de la tradition en imputant les années d’obscurité aux valeurs traditionnelles. Bon nombre de Coréens ont affiché leur hostilité contre elles. À partir des années 1980, où le développement de tous les secteurs a le vent en poupe, les Coréens commencent à revaloriser les traditions: se souvenir de l’esprit sublime de ses ancêtres, faire renaître les anciennes traditions etc. Personnellement, je trouve cette revalorisation un peu exagérée. Je ne suis pas contre la tradition, mais je vais quand même garder mon sang-froid à ce sujet. Si l’on reçoit la revalorisation de la tradition à bras ouverts sans raisons précises, cela n’est-il pas la même logique que tous les opprimés font partie du bon?

Dans « La Place », Choi In-Hoon dit qu’on ne peut trouver la paix nul part dans ce monde. Est-ce que, vous, vous avez trouvé la paix?

« La Place » de Choi In-Hoon est une des œuvres que je préférais quand j’étais encore un jeune amateur de littérature. C’est aussi une œuvre importante qui sert de repère dans l’histoire de la littérature coréenne. Je me souviens pas exactement du passage, mais je saisis ce que vous voulez dire à travers la phrase que vous avez citée. Quelquefois, je me trouve encore plus pessimiste que lui. Ce n’est pas qu’on ne peut trouver la paix nulle part, mais que la paix se trouve dans le combat et le désaccord. Il est absurde d’attendre la paix sans heurt ou conflit, elle ne vient pas toute seule. Je pense qu’on ne trouvera la paix que dans les défis qu’on relève.

Dans l’histoire de la littérature coréenne, vous avez à une période innové au plan esthétique. Est-ce que vous considérez que, parmi les jeunes auteurs, il y a aussi des innovateurs?

Le mot « innovateur », c’est trop fort pour moi. J’ai une réputation de conservateur dans le monde littéraire. Selon les circonstances, je deviens même parnassien. Mais les gens ont tendance à me qualifier d’innovateur à cause de mes idées conservatrices qui ne conviennent pas au courant de l’époque. Malgré tout, je suis persuadé que la tradition et les accomplissements littéraires du passé sont à la base de l’innovation. C’est pour cette raison que je ne n’ose pas utiliser le mot « innovateur » pour me décrire. Or, j’accepte ce terme à condition que « innovateur » implique que j’aie une approche différente de la littérature par rapport aux autres auteurs contemporains. Contrairement à aujourd’hui, les auteurs de ma génération n’étaient d’abord pas très nombreux et se distinguaient facilement par leur forte personnalité. En tant que membre du jury d’un prix littéraire en Corée, je dois lire bon gré mal gré une soixantaine de livres chaque année. Durant l’examen, je fais toujours la même remarque suivante, qu’ils sont à peu près de la même compétence. Leurs œuvres sont tous distinctes, mais on ne peut pas les catégoriser comme autrefois. Les jeunes auteurs coréens d’aujourd’hui abordent tellement de sujets divers, et ils sont très nombreux. Si je dois les catégoriser, ils peuvent être répartis en gros en 2 groupes : ceux qui focalisent leur attention sur la modernité et ceux qui s’intéressent à la technique stylistique. Entre autres, certains auteurs reprennent la tradition de l’ancienne génération, ce qui donne paradoxalement l’impression d’originalité. Ils ne changent guère la méthode des auteurs des années 1960 ou 1970 et continuent à écrire comme eux. C’est aussi une façon de se faire remarquer, puisque personne ne le fait aujourd’hui. La différence entre les auteurs des jeunes générations et nous, c’est qu’ils ne sont pas intimidés devant la littérature mondiale. Je considère cette fierté comme le point fort des jeunes générations. Les auteurs de ma génération ont toujours été découragés en présence de la littérature occidentale qui avait été importée il y a un siècle. Par contre, les jeunes auteurs présentent la littérature coréenne avec fierté sur la scène internationale. Il est difficile de citer le nom des auteurs et il y en a tellement beaucoup selon les générations. Si vous l’obligez, je vous cite quelques auteurs qui ont remporté le prix littéraire Dong-In : Shin Kyung-sook, Kim Young-ha, Kim Gyeong-uk etc.

S’il ne restait plus beaucoup d’encre dans le stylo, qu’est-ce que vous écrieriez de manière urgente?

Vous voulez dire le temps qui reste devant moi à travers l’encre qui reste dans le stylo. En effet, j’ai récemment réfléchi sérieusement à l’ordre de priorité des histoires que je veux raconter dans ma littérature. En résumé, il y a deux thèmes que je dois écrire à tout prix. D’abord, un roman-fleuve qui parle de ce qui s’est passé dans les années 1980 et 1990. J’aimerais bien démêler cette époque chaleureuse en prose. Ensuite, une œuvre qui relève de la maturité de ma vie et de ma sagesse. J’ai vécu presque 40 ans en tant qu’écrivain, mais j’ai l’impression d’avoir fait ce que j’ai dû faire sans changement. Les théoriciens de la littérature moderne n’apprécieront pas de donner les leçons ou de mettre en relief la moralité, mais c’est ce que je voudrais bien écrire pendant le temps qui me reste.

[3] Revue Europe, numéro consacré à la littérature coréenne, coordonné par Jean Bellemin-Noël. Parution Mars 2010.

[4] Lettré d’autrefois, vivant le plus souvent retiré des affaires, se consacrant à l’étude et aux arts.

[5] Le grand historien Y Ki-baik

[6] P’ansori, mimodrame coréen à une voix, intégrant chant, récit et jeu de tambour

[7] Ko un, Le vide, in Randonnée en montagne, Recueil non traduit en français, Changbi, Séoul, 2008.

[8] Ecole et technique de chant dans le Pansori

[9] Traduction Kim Hye-gyeong et Jean-Claude de Crescenzo

[10] Lee Seong-bok, La mouche aussi est un inscecte charmant, in Ah les choses sans bouches, Circé 2010.

[11] Ko Un, Petits Chants, (p87) in Sous un poirier sauvage, Circé, 2004

[12] Ko Un, Sous un poirier sauvage in Sous un poirier sauvage, Circé, 2004

[13]

[14] Propos rapportés par Joachim Gasquet in Cézanne, Bernheim-jeune, Paris, 1921

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