Promenades littéraires d’un Français en Corée

Article publié dans la revue Koreana-2015

La première émotion ressentie est souvent un marqueur par lequel la vraie rencontre d’un pays se confirme. Avant que cette émotion surgisse, impressions et sentiments, doutes et questions font assaut et figent la réalité de laquelle nous nous accommodons. « Le réel commence juste au moment où le sens vacille » (Robbe-Grillet). Et le sens vacille avec une lecture, puis une autre et encore une autre… Elles renversent les modalités de la perception, ruinent le prestige du simulacre. Le réel s’attarde dans les méandres de la mémoire. Il tord les faits et les accommode à l’imagination. Dans une Corée sillonnée depuis tant d’années, jamais guide ne me fut plus précieux qu’un personnage de fiction. Avant nous, il a exploré des régions entières, il a vécu, il a aimé, il est mort. Comment ne pas lui accorder la crédibilité qu’il nous réclame ?

Je marche sur ses traces. Aucune ville traversée, aucun paysage entrevu ne l’a été sans qu’aussitôt surgisse un personnage de roman. La Corée se transforme en une fresque ornée de variations puisées dans les romans aimés. Je déplace les lieux, j’écoute le personnage de fiction, au motif qu’il ne ment jamais.

Produit de sa propre circonstance, il s’offre et se dérobe, et avec lui la terre qui le porte, la société qui l’entoure et le-par-trop-de-psychisme qui l’envahit. Si « Le roi vient quand il veut », le personnage, lui, est toujours présent, toujours disponible, ne s’offre jamais dans son dénuement. Il éprouve avant le lecteur la rudesse d’être. Il a absorbé des pans entiers de l’histoire coréenne avant de nous la restituer, froidement.

Aucun écrivain n’en voudra au lecteur de recomposer à sa guise les lieux et les personnages que le narrateur enfante. Le lecteur, —c’est son travail—, sans souci de vérité, déplace des lieux qu’il lui plaît d’imaginer ici, plutôt qu’ailleurs ; répond à un personnage qui ne peut répliquer.

Sous une averse que le parapluie ne désarmait pas, j’ai attendu les amants terribles d’Interdit de folie (Yi In-seong) près de l’hôtel où ils s’étaient réfugiés, certain que j’allais découvrir avec eux les ressorts par lesquels la Corée s’éveilla au désir, dans les années 70/80. Je les ai suivis en secret, jusqu’à Ttangkeut Maeul, parce qu’une fois au moins, il faut bien aller jusqu’au bout de la terre. Sur la route, et bien que la géographie s’en défende, j’ai cheminé en compagnie de Yu (Ici comme ailleurs, Lee Seung-u) cherchant dans la nuit noire la montagne magique d’où la lumière surgit par intermittences. Sur cette même route, la route de Sampo, celle qui ne relie pas Jangheung à Pyeongchang, en compagnie des trois compères (La route de Sampo, Hwang Sok-yong) j’ai traversé la Corée des temps difficiles, la Corée du « cœur gros comme ça » avant d’arpenter les champs, là-même où quelques dizaines d’années auparavant Lee Hyo-sok foulaient les hautes herbes de sarrasin. De paysages imaginaires en personnages fictionnels, je parcours les contrées du royaume fantastique (Hong Kiltong, Heo Kyun), de crainte sans doute d’avoir à rechercher le pays neutre, tel Myeong-jun dans La Place (Choe In-hun). Dans le lacis des îles, j’ai suivi la barque de Tongu parti sur les traces de son père (L’Harmonium, Yi Cheong-jun) alors que le bruit des armes suspendu laissait filtrer le bruissement des rames. Ainsi, j’ai pu rejoindre la Terre des ancêtres (Lim Cheol-woo), frôlant dans le miroitement de l’estuaire argenté de Doammon, les côtes aplaties du Wando, avant de me rendre à Cheongsando, l’une des plus belles îles de Corée, où près de l’embarcadère, gît le poisson à la tête coupée.

À Baengnyeongdo, face à la Corée du Nord, depuis le promontoire, je scrute l’endroit, —l’endroit précis bien entendu, où Shim Cheong se jeta dans les eaux, et fut par la grâce divine rendue à son père, ou bien, fille vendue, au plaisir des marins (Shim Cheong, fille vendue, Hwang Sok-yong). Du haut du musée qui lui est consacrée, elle contemple, 400 km plus loin, à Namwon, la fidèle Chunhyang, toutes deux modèles de filles vertueuses qui encadrent la morale coréenne. De Seonyudo à  Gangneung, de Miryang à Sorokdo, en bateau, en voiture, en bus je sillonne les côtes à la recherche de possibles dabang, d’estaminets, d’auberges, de maisons de malle-poste, de contes oubliés, d’histoires déformées de siècle en siècle. À moins que ce trajet, je l’ai eu fait en train, dans le compartiment où l’enfant fut giflé par son père—la tête a fait « ploc » quand elle cogna contre la vitre, dans le silence gêné des voyageurs (Rideau, Han Yu-joo). Exercice nécessaire à une découverte renouvelée de la Corée, j’ai subi plusieurs transplantations de mémoire à l’instar du personnage de Voleur d’œufs (Yun Dae-nyong), désormais contraint de reconstituer une réalité absente, celle que la Corée tente d’oublier.

Par une facétie de la perception, nous croyons une vie entière dévolue à s’acquitter des dettes contractées. Kant assurait que l’émotion esthétique n’avait d’autre but que vouloir être partagée. Comment restituer ce qui nous a été offert, sinon en contribuant à faire découvrir aux lecteurs français ces personnages et ces lieux que je réinvente, de voyages immobiles en flâneries, de courses éperdues en déambulations ?

C’est la raison pour laquelle vit le jour en 2009, Keulmadang, revue de littérature coréenne. Une version internet (www.keulmadang.com) et une version papier diffusée en librairie depuis 2014. Le succès ne bouda pas longtemps et le lectorat grimpa rapidement, pour atteindre 35000 lecteurs par an, dans 65 pays. Un score que nous n’imaginions pas. Ce premier succès nous incita à tenter l’aventure d’une version papier diffusée en librairie. Nous allons publier en avril 2015, le troisième numéro de Keulmadang, la seule revue de littérature coréenne en France. Mais nous restions largement insatisfaits du nombre de livres publiés en langue française, —tout au plus une dizaine d’ouvrages par an. Comment faire découvrir la richesse de la littérature coréenne avec si peu d’ouvrages. Mes personnages fétiches, mes lieux révérés se sentaient bien seuls.

Comme la nature a horreur du vide, une maison d’édition entièrement dévolue à la littérature coréenne, Decrescenzo Éditeurs, située près d’Aix-en-Provence naquit début 2013. Depuis, chemin faisant, nous avons publié quelques 17 titres diffusés dans tous les pays francophones, et 10 autres titres sont en préparation. Yi In-seong, Lee Seung-u, Park Bom-shin, Apple Kim, Kim Ae-ran, Han Kang, Pak Min-kyu, Jung Young-moon, Kim Jung-hyuk, Eun Hee-kyung, Jeong Myeong-kyo, Choi Jae-hoon, Haemin Seunim, figurent dans notre catalogue, bientôt rejoints par Pyun Hye-young, Han Yu-joo, Kim Kyung-uk, Jeong Yu-jeong, Lee Hyeon-su, Park hyeong-seo, Jung Han-ah…

La littérature coréenne n’a pas encore l’accueil qu’elle mérite et peine à se faire une place parmi les littératures du monde. La lecture ne se porte pas au mieux et le public de lecteurs, — destin comparable à la musique classique—, vieillit. Mais la passion se laisse difficilement entamer. Pour la littérature coréenne, il faut du « travail littéraire ».

Le travail littéraire est une activité de promotion, de commentaires, de mises à disposition en langue française de sources bibliographiques, de films documentaires, de monographies sur des auteurs ou des oeuvres, et de réceptions régulières d’écrivains coréens. En mars 2015, nous avons inauguré sur l’Internet le Centre de Ressources Littéraires, qui permet la consultation de fiches biographiques d’auteurs, de chroniques d’ouvrages et de mises en liens d’articles de journaux et revues.

L’enseignant universitaire que je suis ne cache pas que la bataille se gagnera en brisant les frontières entre les études savantes et les pratiques de lecture au quotidien. En augmentant le nombre d’études, de mémoires et de thèses universitaires, en visitant inlassablement les librairies, en discutant avec les médiateurs du livre, en tenant des salons, en éditant des fascicules à destination des lecteurs que nous permettrons à cette littérature de conforter sa place dans le paysage des littératures du monde. À ce titre, il est impossible d’oublier le rôle majeur que jouent des fondations comme l’Institut coréen pour la Traduction littéraire (KLTI) ou encore la fondation Daesan, tous deux oeuvrent à promouvoir la traduction de la littérature coréenne. Sans leur aide, notre tâche serait encore plus difficile. C’est par une activité globale qui associe la critique, la promotion, le débat, la rencontre, l’enseignement, la recherche, que nous donnerons ou que nous rendrons le goût de lire la littérature coréenne, que nous lui permettrons de se faire une place distincte, à côté de ses deux grandes sœurs, les littératures japonaise et chinoise.

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