Une introduction à « Promenades dans la littérature coréenne »

Assemblés au sortir de la pandémie, les textes qui
composent ce livre se proposent d’offrir des ponts entre
la littérature coréenne et l’actualité. J’ai essayé de tracer des chemins littéraires à travers les ennemis multiformes de la modernité – la solitude, la ville étouffante, la désagrégation de l’unité familiale et le
capitalisme – et les possibles du monde d’après, livrés aux
vraies richesses – l’amitié, le retour à la terre, la mémoire
du passé et la lenteur. L’auteur entrecoupe ces réflexions
d’hymnes à la joie intimes, cinq intermèdes dédiés aux souvenirs de Corée. C’est carnet de lecteur-voyageur, qui invite à se perdre dans les venelles
de la littérature coréenne.

Prologue

La pandémie de Covid-19 a fait surgir en France et dans le monde le sentiment que la planète ne pourrait supporter le poids du passé que nous lui avons fabriqué. La mondialisation a trouvé en cet épisode épidémique son double, le mal en personne. Inévitablement, on nous fit promesse que la pandémie passée, on réfléchirait au monde d’après. Il est probable que le Covid-19 passe et la vie, longtemps bridée, reprendra avec sa frénésie coutumière.

À deux reprises, en 2020 et 2021, Les Français furent confinés chez eux, un long mois environ, avec l’espoir que cette rétention forcée était nécessaire pour limiter la circulation du virus. Le confinement et la crainte de la contamination dont les journaux d’information nous rabattaient les oreilles journellement furent l’occasion de relire des œuvres déjà anciennes de la littérature coréenne et d’y trouver d’étranges résonances avec l’actualité. Cette pandémie dont nous aurons du mal à connaître l’origine concrète indiquait globalement que les comportements humains, dans ce qu’ils accordent une importance mesurée, parcimonieuse, à ce qui n’est pas marchandisable (notamment quand ils font fi de l’espace vital des animaux), étaient à l’origine de la perturbation mondiale.

La pandémie qui faillit faire vaciller le monde m’empêcha de me rendre en Corée pendant deux longues années, absences d’autant plus regrettables je ne pus présenter publiquement un livre dédié à l’œuvre de l’auteur Lee Seung-u[1]. Je mis cet intervalle de temps à profit en marchant tous les jours, traduisant une œuvre qui fait la part belle à cette activité[2]. Une promenade quotidienne dans la forêt provençale fit surgir l’idée que ce virus meurtrier venait s’ajouter à d’autres virus, multiformes, que la littérature coréenne avait dû aborder.

En 1937 paraissait en France Les Vraies richesses (Grasset) ; l’essai de Jean Giono fit grand bruit. Tandis que la Seconde Guerre mondiale se préparait en Europe, Giono rédigeait ce texte à l’intention de quelques amis fidèles auxquels il proposait régulièrement de réfléchir à de savantes questions dans la ferme du Contadour, près de la montagne de Lure, en Provence. Ses œuvres précédentes lui avaient conféré un statut de maître à penser. La nuit venue, après une randonnée dans les collines avoisinantes, la troupe se réunissait autour d’un feu de cheminée et de bons vins, et les histoires fusaient. Un soir, ses amis lui demandèrent de s’expliquer sur le mot « joie » qu’il utilisait souvent. Giono refusa, mais écrivit peu après Les Vraies richesses, dont le caractère contemporain des deux extraits que nous donnons ne peut échapper au lecteur : 

Vous n’aviez pas l’air de savoir que les temps modernes n’ont pas seulement résolu le problème de la désintégration de l’atome, mais qu’ils ont effectué la désintégration des esprits, libérant sans raison des forces spirituelles qui nous étaient nécessaires pour vivre une vie humaine. (13)

Les Vraies richesses venait me rappeler que la pandémie que nous étions en train de vivre trouvait son origine dans l’oubli de ce texte. La Terre se vengeait des blessures que lui infligeait l’humanité. La pandémie devenait un rival. Giono rappelait à l’essentiel ; la terre que chaque jour je foulais dans mes promenades n’était pas à protéger par pur état d’esprit écologiste, mais comme le support commun de l’humanité. Étions-nous devenus aveugles au point d’avoir ignoré des signes avant-coureurs que les écrivains décèlent parfois les premiers ? Tandis que je poursuivais mes promenades au milieu des forêts aixoises, me revenaient en mémoire des textes lus autrefois que j’associais à mes flâneries. Une façon de résister à cette pandémie, de faire du virus un ennemi à circonscrire, à neutraliser. Ce virus qui paralysait la planète n’avait-il pas eu des prémices dont la littérature coréenne se serait fait autrefois l’écho ? C’est ainsi que me revinrent à l’esprit des textes au fur et à mesure que mes pas me guidaient, au point que la promenade physique s’accompagnait d’une exploration littéraire. Certes, dans les textes qui me revenaient en mémoire, il n’était nullement question de pandémie, mais, par un regard de biais que se permet l’imagination, elle devenait la métaphore moderne de tous les ennemis auxquels s’était affronté la Corée, qu’ils aient été bien réels ou – métaphore de la métaphore – des ennemis que l’époque moderne fabrique. Aux anciens ennemis de la Corée s’étaient substitués de nouveaux ennemis, plus individualisés ; la solitude, la ville effrayante, la famille mortifère, le capitalisme… Ainsi naquit « La figure de l’ennemi », texte dans lequel je voulais montrer combien les ennemis modernes, souvent mondialisés, pouvaient être utiles à un individu ou à une communauté jusqu’à évoluer en élément de l’identité commune, comme le virus était en train de le faire. Ce virus métaphorisé prenait une place centrale dans la lecture que je faisais de deux romans et un recueil de nouvelles, qui montraient tour à tour les ravages de l’épidémie dans une grande ville (Pyun Hye-young, Cendres et rouge[3]), la naissance d’un capitalisme de proximité (Kim Ae-ran, Ma vie dans la supérette[4]), le contrôle social rendu possible par le traçage des achats effectués, ou encore la société de l’apparence physique en train de naître (Park Min-kyu, Pavane pour une infante défunte[5]). Ces textes formaient ensemble une annonce prémonitoire de désordres à venir. Autant de virus en puissance – économiques, sociaux, sociétaux, aux mutations rapides – frappaient en priorité les jeunes et les catégories les plus défavorisées. Génération B[6]de Chang Kang-myoung s’en est fait l’écho, insistant sur la perte de repères et de sens d’une partie de la jeunesse qui appelle de tous ses vœux la naissance d’un grand projet humain capable de s’opposer à la dérive des sociétés. Dans un monde qui perdait sa boussole, la question du rapport à l’Autre devenait une évidence. Comment vivre avec le risque permanent de mourir d’un virus que l’Autre pouvait me transmettre ? Et plus généralement, dans cette époque troublée, comment vivre en communauté quand on est contraint de rester chez soi, quand on s’habitue à sortir masqué, le visage de l’Autre réduit à un regard ? C’est par le visage que nous reconnaissons l’Autre et par le visage qu’il prend forme dans notre conscience. Dans la nouvelle « Rideau » de Han Yu-joo[7], un enfant est giflé par son père. Cet attentat au visage résonna encore plus fort dans un temps où le monde n’avait plus qu’un masque à offrir au regard de l’Autre. Dans les temps de confinements et de promiscuité involontaire, les gifles parentales ont dû voler haut plus d’une fois. Mais sait-on le dégât que peut faire l’atteinte au visage ? Cette réclusion forcée, où couples et enfants devaient vivre côte à côte pendant de longues semaines dans des espaces parfois étroits, révéla la difficulté à vivre sans territoire à soi, à comprendre l’Autre quand un ennemi invisible vous impose une permanente promiscuité.  En France, le taux de séparation et de divorce fit un bond en 2020. Le monde littéraire d’Eun Hee-kyung tombait à pic. La nouvelle « Les Boîtes de ma femme[8] » illustre cette lente désagrégation des rapports dans le couple, chacun poursuivant un itinéraire mental séparé de l’Autre. Il revêt soudain les habits de l’inconnu et la peur qu’il inspire par sa différence, je la retrouvais dans la nouvelle dans laquelle un étranger apeure sans raison une jeune femme recluse dans une villa isolée. J’écrivis « Une éthique du dehors, à propos d’une nouvelle de Lee Seung-u », dans laquelle l’Autre est un exilé du Sud-Est asiatique en temps de pandémie – je ne pouvais pas mieux choisir. Dans une période où le monde semblait devenir fou, entrer en corps à corps avec Interdit de folie de Yi In-seong[9] s’imposa naturellement, comme un exercice d’exorcisation. Bien entendu, la dette que j’ai envers les textes sur lesquels je n’ai pu travailler, restera immense.

Ces promenades au goût de pandémie exhumèrent des textes qui ont compté dans la littérature coréenne, comme dans leur publication en France. Mais la joie à laquelle faisait allusion Jean Giono en était absente. En marchant, en chassant la tristesse que charriait ces sombres journées, des souvenirs vécus en Corée ou avec des amis coréens resurgirent. J’en fis des intermèdes, des textes légers, des respirations au milieu de la catastrophe qui tombait sur le monde entier. « J’habite dans les œuvres », pour rire des facéties de la mémoire. « 3h du matin au pojangmacha », mes amis savent que je les fréquente toujours avec bonheur. « La chambre de Joë Bousquet », destin tragique d’un auteur blessé très jeune durant la Première Guerre mondiale et qui écrivit toutes son œuvre pendant trente-sept ans, allongé sur un lit, dans sa chambre que je visitai en compagnie d’un écrivain coréen. Au cours de mes promenades aixoises, les visages de ces amis qui habitèrent autrefois la ville, avant que le virus ne s’installe, s’affichaient sur les murs des ruelles et me rappelaient combien le travail de la mémoire me tient à cœur. Je les appelle « Mes cadavres exquis », en l’honneur d’un jeu inventé par les surréalistes français. Et « Tendres mains », pour me souvenir que, quelles que soient les dérives du bateau-monde, je voulais les vivre accroché à celle de ma femme.

Mais à toute vision pandémique s’oppose une autre vision que j’ai intitulée « Le monde d’après», avecl’espoir qu’un épisode aussi dramatique puisse trouver une solution dans l’intelligence des Hommes. Voyage à Cantant, le dernier roman de Lee Seung-u, me donna l’occasion de méditer sur les effets de la mémoire et la place que tient le passé dans une vie, quand celui-ci empêche de vivre. L’œuvre abondante de Hwang Sok-yong pourrait aussi bien définir le monde d’avant que le monde d’après. « La générosité dans l’œuvre de Hwang Sok-yong », comme préface à la conclusion de cet ouvrage, aiderait certainement à considérer la générosité comme la seule disposition d’esprit susceptible de sauver un monde fracturé. Il faut espérer que la pandémie de Covid-19 nous rappelle qu’une vie ne peut s’organiser autour des seules considérations économiques, pour lesquelles la vitesse d’exécution devient une condition sine qua non. En adhérant au mouvement mondial des slows cities, « Les villes lentes de Corée » donnaient l’exemple en faisant de la lenteur et de la littérature deux conditions indispensables à la bonne vie. Je suis fermement convaincu que si nous adoptions la lenteur et la générosité comme lignes de conduite, l’humanité pourrait trouver là une solution à ses maux endémiques.

Nous ne serons jamais avares de bons sentiments.

Promenades dans la littérature coréenne, Jean-Claude de Crescenzo, Decrescenzo Éditeurs, 2023

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TABLE DES MATIÈRES

Prologue.. 6

Mon rival et moi. 13

La figure de l’ennemi dans la littérature coréenne.. 14

L’ennemi en moi. 16

Visions prémonitoires chez Kim Ae-ran, Park Min-kyu et Pyun Hye-young.. 35

Génération B, la détresse en héritage. 46

Les Boîtes de ma femme d’Eun Hee-kyung. 58

« Rideau », à propos d’une nouvelle de Han Yu-joo.. 67

Intermèdes. 72

J’habite dans les œuvres. 72

3h du matin au pojangmacha.. 77

La chambre de Joë Bousquet. 82

Mes cadavres exquis. 87

Tendres mains. 90

Le monde d’après. 94

Une éthique du dehors, à propos d’une nouvelle de Lee Seung-u.. 95

Voyage à Cantant  de Lee Seung-u : une lecture nostalgique.. 107

La générosité dans l’œuvre de Hwang Sok-yong.. 120

Corps à corps avec Interdit de folie de Yi In-seong.. 131

Les villes lentes de Corée. 140

Annexes. 147

Park Min-kyu, « Castella » (카스테라, kaseutera) Munhakdongne, 2005. 147

Lee Seung-u, « Moi pas passer » (넘어가지 않습니다, neomeogaji ansseupnida),  in. Les ignorants (모르는 사람, moreuneun saram), Munhakdongne, 2018. 149

Han Yu-joo, « Entre les arbres son regard brille d’une lueur mystérieuse » (나무 사이 그녀 눈동자 신비한 빛을 발하고 있네, namu sai geunyeo nundongja sinbihan bicheul balhago itne) in. Promenade avec une déesse (여신과의 산책, yeosingwaui sanchaek), ReadySetGo, 2012. 152

Yun Go-eun, « Table pour une personne » (인용 식탁, inyong siktak), in. Table pour une personne (일인용 식탁, irinyong siktak), 2010, non publié. 155

Han Yu-joo, « La danse du scribe » (나의 왼손은 왕 오른 손의 필경사, naui oensoneun wang oreun sonui pilgyeongsa), in. Un livre de glace (얼음의 책, eoreumui chaek), 2009, non publié. 158


[1] Jean-Claude de Crescenzo, Écrits de l’intérieur, Fuveau, Decrescenzo, 2022.

[2] Lee Seung-u, Voyage à Cantant, Fuveau, Decrescenzo, 2022.

[3] Pyun Hye-young, Cendres et rouge, Paris, Picquier, 2012.

[4] Kim Ae-ran, Ma vie dans la supérette, Fuveau, Decrescenzo, 2013.

[5] Park Min-kyu, Pavane pour une infante défunte, Fuveau, Decrescenzo, 2014.

[6] Chang Kang-myoung, Génération B, Fuveau, Decrescenzo, 2019.

[7] Non publiée en France. On en trouvera des extraits dans : Revue Europe, n°973, 2010, p. 290-295.

[8] Eun Hee-kyung, « Les Boîtes de ma femme », in. Les Boîtes de ma femme, Paris, Zulma, 2009.

[9] Yi In-seong, Interdit de folie, Paris, Imago, 2012.


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