Traduire, éditer la littérature coréenne en France : à propos d’une expérimentation

Article publié dans la revue de l’Université Nationale de Chungbuk, 2018.

Zone de Texte: La littérature coréenne dispose en France d’une ancienneté qui remonte au XIXe siècle lorsque fut adaptée une version de Chunhyang,  sous le titre "Printemps parfumé", texte coréen anonyme et publié chez Dentu en 1892, dans la Petite collection Guillaume, illustré par Luděk Marold et Mittis. Cet ouvrage fait partie de la "Série Orientale de la Collection Nelumbo". Le texte est précédé d'une longue préface, signée J.-H. Rosny, dont voici le début :
"Tchoun-Hyang est le premier roman coréen qui soit traduit en français, et même, nous croyons pouvoir l'affirmer, le premier qui soit traduit dans une langue d'Europe."
La Convention littéraire de 1935 attribue cette traduction à J.-H. Rosny Jeune, qui est en réalité une co-traduction, voire une adaptation.



mais, hormis quelques ouvrages, il faut réellement attendre les années 1990 pour assister à la publication régulières d’œuvres de fiction coréennes.
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Ce texte introduit en France la littérature coréenne (quelques années plus tard, en 1896, la France et la Corée signeront leur premier traité de coopération). Printemps parfumé, sera suivi en 1895 de l’adaptation d’un autre conte coréen Shim Cheong. En 1934, Figuière édite à Paris un roman Miroir cause de malheur  de So Yong-hae. D’autres traductions éparses au cours des décades qui suivirent, il faudra attendre les années 1990 pour que la traduction d’ouvrages en série intervienne en France.

La traduction des œuvres coréennes en France

Avec 18% des traductions mondiales, la France est un pays qui traduit beaucoup. Presqu’un livre sur 5 est une traduction et les livres traduits représentent 20% du chiffre d’affaires des éditeurs. Il n’entre pas dans notre objet d’analyser cette première place et les conséquences qu’elle suppose pour la littérature française, quand on sait que la majeure partie des traductions sont issues de la langue anglaise… Quelques chiffres montrent le volume des traductions, la suprématie de la langue anglaise et la bonne tenue de la langue japonaise, évidemment encore plus forte en Corée qu’en France. Notons au passage que les langues issues des autres pays européens, (Allemagne, Italie, Espagne…) réalisent dans les deux pays, des scores moyens.

Malgré tout, si la traduction d’œuvres françaises est à un niveau honorable en Corée, il n’en est pas de même en France. En Corée, la traduction d’oeuvres françaises se situe à la 3e place, tandis que la traduction d’œuvres coréennes en France se situe entre 0,1% et 0,50% selon les derniers chiffres 2016. Dans certaines statistiques la place de la Corée n’est même plus mentionnée. L’Agence Régionale du Livre Provence-Côte d’Azur indique un recul de 16% concernant la traduction d’œuvres coréennes. En 2012, il s’est vendu 453 titres en droits d’exploitation au Salon du Livre de Séoul, tandis qu’il se publiait en France 57 titres coréens. Cette situation marque une fois de plus la difficulté de la littérature coréenne à se frayer une place dans le paysage littéraire français. Place d’autant plus difficile à prendre que les littératures japonaise et chinoise continuent de faire écran à la littérature coréenne, et ce, partout dans le monde, même si en France les littératures asiatiques sont en nette régression. Rares sont les librairies qui disposent d’un rayon Corée, à la différence du rayon Chine et du rayon Japon. Au moment, du Salon du Livre de Paris 2016, où la Corée du Sud était Invité Officiel, quelques librairies ont créé un rayon Corée, qui a bien vite disparu après le Salon.

LES STATISTIQUESS DE TRADUCTION EN CORÉE DU SUD ET EN FRANCE

La traduction en France. Source : Direction du Livre 2012 pour la France

On le voit dans le tableau précédent, la traduction d’œuvres coréennes n’est pas mentionnée. Elle ne figure plus dans les statistiques officielles. Selon plusieurs sources, elle serait aux alentours de 0,1%. Pourtant, la Corée via deux fondations, Lti Korea et Daesan a mis au point un système d’aide à la traduction et à la publication d’oeuvres de littérature de fiction (roman et nouvelles), qui permettent de maintenir un niveau honorable de traductions dans les principaux pays étrangers. Autrefois les fondations choisissaient les oeuvres à traduire et finançaient la traduction. La Corée imposait autrefois des binômes de traduction, au motif que les natifs coréens n’ont pas une bonne maîtrise de la langue de réception, et que les réviseurs français n’ont pas une connaissance parfaite de la langue et/ou de la culture coréennes (cette situation est en train de changer avec les nouvelles générations de traducteurs et les programmes de formation à la traduction, notamment du Lti Korea). Les traducteurs avaient ensuite pour mission de trouver un éditeur voulant bien éditer ce livre. Les éditeurs percevaient une subvention de fabrication au moment de l’édition de l’ouvrage traduit. Mais parfois, les œuvres proposées aux éditeurs ne correspondaient pas à leurs attentes, indépendamment de la qualité du texte. Cette situation a provoqué un ralentissement de la production. Au vu de cette expérience, les fondations ont ensuite laissé les éditeurs choisir eux-mêmes les ouvrages qu’ils avaient envie de publier, choisissant aussi les traducteurs. Hélas, bien que ce système soit plus ouvert, le volume des publications n’a augmenté que faiblement.

Une influence non réciproque

Tandis que certains auteurs français vendent leurs livres en Corée à des millions d’exemplaires la littérature coréenne peine à se faire une place en France. Bernard Werber, auteur français a vendu 7,5 millions de livres en Corée, devant Murakami. Dans la décennie 2006-2016, il est l’auteur qui a vendu le plus de livres en Corée. À la 4e place, on retrouve Guillaume Musso, avec 2 millions de livres. Amélie Nothomb, Annie Ernaux, font aussi partie des auteurs qui vendent beaucoup. En France, un roman coréen a dépassé une seule fois 13000 exemplaires, en version poche, c’est à dire un livre peu cher, par comparaison avec les livres brochés. C’était il y a 6 ou 7 ans, déjà. Pourtant, ces deux littératures interviennent dans des contextes nationaux presque identiques : baisse de la lecture en général, baisse de la lecture « lettrée » au profit de la lecture « détente » et déclin du pouvoir symbolique du livre.

Si bon nombre d’auteurs coréens avouent avoir été influencé par les auteurs français (Sartre, Camus, Genet…), l’inverse n’est pas vrai. La littérature coréenne souffre d’un déficit de reconnaissance en France. L’éloignement linguistique des deux pays entraine un éloignement culturel. En France, la Corée est connue pour ses performances technologiques, ses rapports avec la Corée du Nord, pour la déferlante des produits culturels industrialisés, K-pop et dramas. Certes, ce soft-power a incontestablement amélioré la visibilité de la Corée sur la scène mondiale, mais il n’est pas certain le contenu de cette visibilité ait une qualité suffisante pour avoir des répercussions sur la littérature coréenne. Le cinéma coréen, par son exceptionnelle qualité, s’est fait une place de choix en France, en témoigne le palmarès du Festival de Cannes, mais la littérature ne bénéficie pas et ne peut pas bénéficier des retombées de la vague coréenne, pour des motifs inhérents à l’objet même de la littérature.

Les vagues de publication

En France trois principales vagues de publications coréennes ont eu lieu (mis à part les publications éparses, dont la première remonte au XIXe siècle). La première vague date des années 1990, avec des auteurs comme Yi Munyol, Yi Cheong-jun, Choe Yun, Kim Sung-ok, Choe Inhun, Choe Sehui… : ces auteurs publiés par la maison d’éditions Actes Sud, pionnière en la matière, a permis de découvrir une littérature coréenne puissante, d’une richesse mémorable, sous un angle qui nécessitait souvent une bonne connaissance de l’histoire de la Corée pour découvrir la portée réelle de ces œuvres. Comment en effet comprendre les œuvres de ces auteurs si on méconnaît les évènements historiques qui structurent la matière de ces livres ? Bien entendu, toutes les littératures du monde en sont au même point, mais pour la littérature coréenne, c’est certainement plus sensible quand on sait combien le rapport entre littérature et histoire est étroit, dans le dernier siècle notamment. Nous lisions dans ces textes une Corée en souffrance, peinant à sortir d’un passé douloureux, en marche forcée vers l’industrialisation du pays et les dégâts consécutifs que cette industrialisation entrainait. Une littérature magnifique, faite pour une génération de lecteurs que les références historiques et l’intertextualité nécessaire ne rebutaient pas, soucieux d’élargir leurs connaissances pour mieux cerner les contours du texte. Bien qu’il n’existe pas d’enquêtes (à notre connaissance) sur cette période, il est possible de formuler l’hypothèse selon laquelle, cette littérature s’adressait à un public de grands lecteurs, les plus sensibles sans doute à ce type de littérature, les plus curieux aussi des littératures étrangères.

Une deuxième vague apparaît dans les années 2000 avec des auteurs comme Hwang Sok-yong, Lee Seung-u, Kim Young-ha, Eun Hee-kyung, pour la plupart publiés par Zulma et plus tardivement par Picquier. Une nouvelle génération d’auteurs, de sensibilités littéraires différentes, donnait aux lecteurs français une autre perception de la littérature coréenne, dans un moment de l’histoire du pays où après avoir digéré les périodes de dictature, la naissance de la démocratie et de la société de consommation, la Corée s’ouvrait, encore plus que par le passé, au monde.

La troisième vague de publications en série eut lieu sous l’égide de Picquier, avant qu’une maison d’édition consacrée uniquement à la littérature coréenne, Decrescenzo Editeurs, introduise ce qu’il était convenu d’appeler alors les jeunes auteurs (Kim Ae-ran, Pyung Hye-young, Kim Jung-hyuk, Han Yu-joo, Park Min-kyu…). En cinq ans, 2012-2017, cette maison d’édition dirigée par Franck de Crescenzo publiait une cinquante d’œuvres coréennes, constituant avec l’éditeur Picquier le plus gros catalogue d’ouvrages coréens à ce jour.

Depuis, Actes-sud ne publie plus qu’un ou deux ouvrages par an et Zulma a pour l’instant cessé de publier de la littérature coréenne. Aujourd’hui, Picquier et Decrescenzo Éditeurs, sont les deux éditeurs à publier régulièrement des ouvrages coréens. Bien entendu, il serait injuste d’oublier dans ce bref tour d’horizon, les éditeurs qui publient régulièrement ou épisodiquement de la littérature coréenne, comme l’Asiathèque, Serge Safran, Atelier des Cahiers, Imago, Bruno Doucey, Le Serpent à plumes, Circé, Belin…

On peut considérer ces trois générations de publications, bien différentes les unes des autres, représentatives d’une partie de la littérature contemporaine traduite. Nous noterons que les œuvres classiques coréennes sont majoritairement absentes des traductions. À quelques exceptions près, les auteurs des siècles précédents ne sont pas traduits, à l’inverse des littératures chinoise et japonaise où les classiques de poésie, de religion et de fiction sont nombreux. La situation de l’édition en sciences humaines et sociales est quasiment inexistante. Chaque livre qui paraît est en soi un événement d’une grande rareté. Comment connaître et apprécier la littérature coréenne si on ne connaît pas la pensée coréenne classique et contemporaine, les grands débats tels qu’ils agitent le monde ? Certes, quelques essais paraissent, qui concernent souvent l’économie coréenne ou des ouvrages sur la Corée du Nord.

Le genre

La nouvelle, genre majeur en Corée par lequel les écrivains débutent, est un genre délaissé en France depuis de longues années. Bien que le pays ait vu de grands nouvellistes, le genre est tombé en désuétude, au point que la critique littéraire s’y intéresse peu, tout comme la presse, et les libraires rechignent à vendre ces recueils, tandis que les prix littéraires consacrés à la nouvelle sont peu abondants et porteurs d’une très maigre reconnaissance pour leurs titulaires, même si Decrescenzo éditeurs a publié en deux ans 8 recueils de nouvelles coréennes. Il y a peu de revues consacrées à ce genre et il y a bien longtemps que la presse ne publie plus de feuilletons, ni de nouvelles. Le Prix Nobel consacrant Alice Munroe n’a rien changé à l’affaire. Un auteur coréen qui publie pour la première fois en France a très peu de chances de se faire reconnaître avec un recueil de nouvelles. Cela vaut aussi pour un auteur confirmé, même s’il a déjà été publié en France. Quant aux anthologies de nouvelles, elles ne bénéficient clairement pas de l’enthousiasme des libraires, à quelques exceptions près, où certains recueils de nouvelles ont pu réaliser des ventes intéressantes. Mais cette époque semble révolue.

En Corée, la pratique est inverse : les jeunes auteurs commencent par la nouvelle et sont reconnus pour leur talent exercé dans ce genre. Les journaux publient des nouvelles, les prix littéraires consacrent le nouvelliste et les éditeurs choisissent leurs auteurs en fonction de ce talent démontré. Contrecoup inévitable, le passage de la nouvelle au récit long (roman) représente une difficulté majeure pour les jeunes auteurs coréens, souvent plus à l’aise dans le format littéraire court, par opposition aux autres auteurs étrangers.

Le déclin paradoxal de la lecture 

Selon une étude mondiale réalisée par le média PR Newswire sur 30 pays où on lit le plus, la France se classe au 9e rang des pays avec 6h54 de lecture par personne et par semaine, tandis que la Corée se situe au 30e et dernier rang avec 3h06 par personne et par semaine, juste derrière le Japon et les Usa.

Un élément rassemble aujourd’hui nos deux pays : l’affaiblissement de la lecture lettrée au profit de la lecture de divertissement. Les statistiques sont de ce point de vue éclairantes. Le lectorat français baisse, la part des « gros lecteurs » baisse. En 1982, les gros lecteurs, ceux qui lisent entre 25 et 50 livres par an étaient 18% en France. En 1973, 28 % des Français lisaient encore plus de vingt livres par an. En 2008, ils n’étaient plus que 16 %.

La part de ces gros lecteurs ne cesse de diminuer, soit par vieillissement (et non remplacement) du lectorat des 50 ans et plus, soit parce que les seniors (60 ans et plus) ont désormais un accès encore plus facile que par le passé au marché des loisirs. Comme le dit avec regret un ami écrivain : Les gens ont trouvé mieux à faire que lire des livres. Les études régulièrement produites sur la consommation des ménages l’attestent : les Français ont diversifiés leurs loisirs et la lecture ne représente plus qu’une part mineure dans la consommation des biens culturels.

D’ailleurs en France, la méthode statistique a changé : elle indiquait auparavant que les gros lecteurs lisaient au moins 25 livres par an. Aujourd’hui, elle indique qu’un gros lecteur lit 20 livres par an.

Source : Centre National du Livre Les Français et la lecture 2017

Au delà des statistiques, le constat frappant de la perte du pouvoir symbolique du livre. Ce dernier n’est plus un facteur de distinction. Il  n’est plus apprécié comme un élément de réussite dans les études et dans la vie en général. La conception utilitariste de la culture, alliée à une vision technico-économique du monde ont sans doute accéléré le processus de désacralisation du livre.

La baisse de la lecture lettrée (on lit moins les classiques et les grandes œuvres) se fait au bénéfice de la lecture « de divertissement », celle qui demande un engagement moins fort du lecteur, une mémorisation moins importante de l’œuvre, un processus allégé de transformation individuelle (qui est le propre de la littérature). Paradoxalement, la lecture de divertissement confère malgré tout à ses lecteurs un statut symbolique aussi fort que la lecture lettrée.

Cette perception n’est pas isolée. Tandis que la lecture baisse régulièrement, la perception des Français à cet égard est différente. Le graphique suivant est d’ailleurs éclairant :

(Source : Centre National du Livre, Statistiques de lecture 2017)

La lecture est une activité de loisirs (Source Centre National du Livre, Statistiques de lecture 2017)

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Que lit-on ? (Source Centre National du Livre, Statistiques de lecture 2017)

La promotion des œuvres de littérature coréenne.

Dans ce contexte défavorable, bon nombre de médiateurs du livre insistent sur la nécessité de promouvoir les œuvres de littérature coréenne, et font généralement référence à la place de la presse dans ce travail de promotion. Hors la presse, point de salut. Dans l’entonnoir du goût contemporain (tout le monde parle de ce qui se vend le mieux) les littératures minoritaires ou les livres d’accès plus difficile n’ont pas les faveurs de la presse. D’autres médiateurs invoquent la nécessité de diversifier les actions envers les médias. Si en effet la presse spécialisée est moins prescriptrice que par le passé, si en effet les lecteurs avisés ont moins besoin de la presse pour faire leur choix, le recours à une diversification de la presse est souhaité. Ainsi, on voit apparaître des actions envers les journalistes de la presse féminine (le lectorat est plutôt féminin, nous le savons) envers la presse pratique ou spécialisée.

Des prix et des salons littéraires pour attirer le public à la littérature coréenne ?

Certains pensent que si la Corée  se voyait un jour attribuer un Prix Nobel de littérature, ce prix serait une « une locomotive » susceptible d’améliorer le sort de la littérature coréenne dans le monde. C’est effectivement une hypothèse. Mais, l’expérience montre quand même qu’un Prix Nobel ne garantit pas l’accès d’une littérature au rang des littératures mondiales. La Turquie, la Finlande, la Serbie, l’Egypte sont là pour nous le rappeler. Un prix Nobel de littérature leur a été attribué, sans que la littérature de leur pays se développe pour autant. Il ne faut pas confondre la notoriété mondiale d’un auteur (Orhan Pamuk, par exemple) et l’audience de la littérature dont il est issu. D’ailleurs, lorsqu’on regarde les statistiques d’attribution des Prix Nobel, on constate que les langues dominantes dans le monde trustent littéralement ce prix : 4 langues, l’anglais, le français, l’allemand et l’espagnol se partagent 45 % des Prix Nobel de littérature, confirmant ainsi la position euro-centrée de ce prix, malgré que le poète Ko Eun soit régulièrement pressenti pour l’obtenir. Mais il faut aussi compter que d’illustres écrivains (souvent européens) n’ont toujours pas été reconnus par l’académie suédoise, comme Philip Roth, Milan Kundera ou Claudio Magris, par exemple.

En 2016, au Salon du Livre de Paris, la Corée du Sud était le pays invité d’honneur. 30 auteurs, représentant tous les genres littéraires étaient présents pendant 4 jours[1]. Si la manifestation a eu un succès d’estime, les attentes portaient plutôt sur la suite du Salon : la littérature coréenne allait-elle enfin prendre son essor en France ? Nous savions très bien que les expériences en la matière sont hétérogènes. Certains pays invités d’honneur ont bénéficié d’une belle visibilité qui s’est prolongée bien après le Salon. D’autres pays, au contraire, ont repris la place qui était la leur avant le Salon. Pour la littérature coréenne, le résultat ne s’est pas fait attendre. Quelques mois précédant le Salon et pendant le mois du Salon, le volume de publications a augmenté très fortement, les éditeurs souhaitant bénéficier de cet effet d’audience. Mais, après le Salon, le nombre de publications coréennes ainsi que les ventes ont chuté brutalement. Le Salon fut un feu de paille. Durant le premier semestre 2016, la presse s’est régulièrement fait l’écho des parutions coréennes. Le Salon achevé, les comptes rendus de presse se sont fait rares. Et cela vaut encore en 2017.

Diffusion et distribution du livre en France

Le rapport du livre au lecteur ne peut s’analyser sans que les conditions économiques et logistiques du livre soient aussi envisagées.  Notamment les canaux par lesquels le livre parvient au lecteur. C’est du canal de diffusion et de distribution que dépend en partie la vie d’un livre. Tous les éditeurs ne sont pas diffusés et peu d’entre eux bénéficient d’un diffuseur à vocation nationale et internationale. Cela signifie que sans diffuseur national, il y a peu de chances que le livre parvienne au lecteur. Car le réseau de diffusion joue un rôle central dans la sélection et la mise en avant ou non d’un titre. La vente en ligne ne peut effectuer ce rôle. Une minorité d’éditeurs a la chance de bénéficier des services d’un diffuseur. C’est le cas des éditions Picquier ou Decrescenzo, par exemple. Cela signifie que l’éditeur a la possibilité d’être présent dans un maximum de librairies. Sur les 25 000 librairies du territoire français, 3 000 ont une activité principale de vente des livres.

C’est dans ces librairies que se joue le sort des livres. En France, le diffuseur est chargé de la promotion du livre auprès du réseau de ventes ; libraires, grandes surfaces culturelles, voire hypermarchés. En France, 4 à 5 grands diffuseurs se partagent le marché. Le rôle du diffuseur est commercial : à l’aide d’un réseau de représentants, il propose au libraire, chaque mois ou presque, tous les livres des éditeurs dont il a la charge. Nous avons observé à plusieurs reprises ce moment si particulier où un commercial propose les dernières parutions au libraire. Dans l’année, le libraire doit prendre connaissance d’environ 70 000 nouveaux titres. Autant dire qu’il ne peut consacrer à chaque livre qu’un temps limité.  Toute une série de paramètres vont entrer en jeu et aider le libraire à se forger une opinion sur le livre : notoriété de l’éditeur, sa présence dans la presse, la publicité de l’éditeur, l’argumentation du commercial, ses propres goûts, les représentations qu’il se fait d’une littérature, etc. Le libraire doit arbitrer entre ces facteurs de sélection et ses contraintes économiques : le livre doit « tourner » pour être rentable. Sans quoi, le manque de place le conduira à retourner très vite les exemplaires invendus. Quand bien même le commercial aurait envie d’argumenter plus longtemps sur un titre qu’il a aimé ou qu’il veut promouvoir, le temps de l’argumentation qu’il va prendre se fera au détriment d’autres livres d’autres éditeurs. Or le commercial a l’obligation de travailler pour tous les éditeurs de façon équitable. Parfois, le libraire, pas très convaincu par un titre mais souhaitant donner sa chance au livre, en prendra un seul exemplaire. Le livre est alors condamné d’office. Car il n’ira jamais sur la table du libraire et restera sagement dans les rayons, donc très difficile à vendre. On le voit, les livres difficiles d’accès ou les littératures émergentes ont peu de chance d’obtenir une grande visibilité dans les librairies. Or, c’est dans les librairies et dans les grandes surfaces culturelles que s’opèrent près de la moitié des ventes. Même avec la meilleure volonté, le libraire ne pourra soutenir trop longtemps un livre à faible rotation. Cela diminue d’autant les chances des littératures minoritaires d’être assurées d’une bonne visibilité.

Un autre point joue en défaveur, certes de toutes les littératures, mais surtout des littératures « minoritaires ». Il s’agit du nombre de librairies qui chaque année ferment leurs portes. En Corée, comme en France, le chiffre est alarmant. Une vison optimiste pourrait faire remarquer que le nombre de grandes surfaces culturelles augmente et compense la fermeture des librairies traditionnelles. Il n’en est rien, car en réalité, les littératures, c’est-à-dire les livres qui ont besoin d’être soutenus par les libraires, trouvent un meilleur écho dans une libraire traditionnelle que dans une grande surface dont le métier est de vendre des produits culturels.

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La baisse en France du nombre de librairies traditionnelles et l’augmentation du nombre de grandes surfaces culturelles-Source Xerfi 700.

Ces constats sur la difficulté de la littérature coréenne à émerger nous ont amenés à penser autrement le rôle de médiation. Or, le sort d’une littérature dépend pour beaucoup du réseau qui la porte et la soutient.

L’expérience aixoise autour de la langue et de la littérature coréenne

A Aix-en-Provence, l’enseignement du coréen et la littérature coréenne ont une histoire commune. L’enseignement du coréen créé en 2003, s’est développé très rapidement. A cette époque, seul le Master de Négociation Internationale (dont j’étais directeur) dispensait un enseignement de la langue coréenne. Très peu d’heures par semaine pour 4 ou 5 étudiants à peine. Aujourd’hui, en 2017,  la langue et la civilisation coréennes sont enseignées dans deux licences de coréen et dans plusieurs masters. Et 500 étudiants apprennent aujourd’hui la langue et la civilisation de la Corée. En 2007, l’institut de recherche auquel les enseignants de coréens sont affiliés (IrAsia, Institut de Recherches Asiatiques, regroupant Chine, Japon, Corée, Vietnam, Thaïlande, Inde) créait un axe de recherche spécifique à la littérature coréenne, traduction et réception, pour donner à cette littérature une plus grande visibilité.  

La revue de littérature coréenne Keulmadang

Dans la foulée, en 2009, l’équipe enseignante et ses étudiants créaient la revue de littérature coréenne Keulmadang (글마당 www.keulmadang.com). Le choix de publier sur internet était dicté par l’absence de moyens financiers certes, mais aussi par le souhait de gagner des lecteurs qui ne connaissent pas forcément la littérature coréenne ou qui fréquentent peu les librairies, ou encore pour les internautes de « passage ». Au bout de 8 ans, le bilan est très satisfaisant et encourageant. Keulmadang vient de publier son N° 41 et son lectorat, estimé à 35000 lecteurs annuels dans 65 pays, lit régulièrement la revue, avec une durée de consultation de page très bonne suivant les spécialistes, un peu moins de 5mn.

Le Centre de ressources littéraires

Il y a deux ans, nous avons créé un modeste Centre de Ressources Littéraires sur la littérature coréenne. Celui-ci comprend des fiches auteurs, des références, des interviewes, des films documentaires, des vidéos. 80 courtes biographies d’auteurs sont déjà en ligne, avec leurs œuvres, les films qui leur sont consacrés, etc. Fin 2017, ce sera quelques 150 fiches auteurs qui seront disponibles en ligne. Certes, le centre est modeste, il est administré sans subvention, mais il permet au lecteur occasionnel ou à l’étudiant débutant, de se faire une idée du panorama littéraire coréen.

Keulmadang en librairie

La revue sur internet s’est doublée d’une version papier disponible en librairie. Quatre numéros ont été publiés, dont un numéro spécial salon du Livre de Paris en 2016. Actuellement, le N° 5 est en préparation. La revue est dirigée par un conseil scientifique, composée d’enseignants et de chercheurs en littérature, de traducteurs et de médiateurs du livre.

A la rencontre des écrivains coréens

Depuis 2008, de  nombreux écrivains coréens ont séjournés ou bien ont été invités à Aix-en-Provence, une ville littéraire. Parmi eux : Yi In-seong, Lee Seung-u, Hwang Sok-yong, Ko eun, Pyun Hye-young, Kim Jung-hyuk, Han You-joo, Kim Ae-ran, Kim Young-ha, Jeong You-jeong, Choe Yun, Shin Kyeong-suk, Jo Kyung-ran, Eun hee-kyung, Jung Young-moon, Apple Kim, Park Hyoung-su, Kim Mi-wol, Jeong Chan, Yang Sun-seok, mais aussi des éditeurs, des critiques littéraires, des professeurs de littérature, des journalistes, des cinéastes tels Im Sang-soo ou Lee Chang-dong. Certains écrivains sont venus plusieurs fois partager l’intérêt des lecteurs, à la Cité du Livre ou à l’Université ou encore dans des librairies. Quelques uns parmi eux ont résidé à Aix, plusieurs mois.

Des vidéos sur You Tube

Garder trace des auteurs qui sont venus à Aix, mettre à disposition des lecteurs ces traces, constitue un projet en soi. Avec l’aide de bénévoles, professionnels de l’image, des documentaires sont tournés, montés, dialogués : Eun Hee-kyung, Jung Young-moon les documentaires sont déjà en ligne sur You Tube, et un documentaire sur Han Yu-joo est en cours de réalisation. Avec le soutien du Lti Korea, des forums littéraires sont organisés à Aix. Une soirée pendant laquelle deux ou trois ou quatre auteurs sont invités à parler devant une assistance toujours plus nombreuse. Trois cents spectateurs écoutent ces auteurs pendant deux heures. Ces forums sont régulièrement filmés et mis sur la chaîne You Tube de Keulmadang Ainsi sont présents sur You Tube Pyun Hye-young, Kim Jung-hyuk, Han You-joo, Kim Ae-ran, Kim Young-ha, Lee Seung-u, Jeong You-jeong, Choe Yun…

Aix-en-Provence, à la rencontre des écrivains coréens, une partie de l’amphithéâtre à la Cité du Livre

L’édition

En 2009, année de création de la revue Keulmadang, dont le rôle était d’informer sur les textes coréens, notamment les nouvelles parutions, moins de 10 livres coréens (tous genres confondus) étaient publiés. Comment faire vivre une revue avec un rythme aussi lent de publications ? Ce fut pour répondre à cette question que nous décidâmes de créer une maison d’édition entièrement consacrée à la littérature coréenne. Le projet fut présenté à un grand diffuseur et distributeur national, Le Seuil-Volumen, qui nous fit l’honneur de croire dans notre projet (projet pour lequel nous avions mené une étude de faisabilité pendant 6 mois). C’est ainsi qu’en 2012, deux recueils de nouvelles de Kim Ae-ran et Kim Jung-hyuk virent le jour. Avec un rythme annuel de 8 titres par an, c’est aujourd’hui un fonds éditorial de presque 50 titres, des romans, des essais, des recueils de poésie… Tout un pan de la jeune littérature coréenne, alors inédite en France fut publiée : Kim Ae-ran, Kim Jung-hyuk, Park Min-kyu, Pyun Hye-young, Han Yu-joo, Park Hyong-su… mais aussi des auteurs confirmés, Yi In-seong, Park Bum-shin, Lee Seung-u, Eun Hee-kyung, un ouvrage sur la littérature coréenne de Jeong Myeong-kyo, des ouvrages de moines comme Haemin seunim ou Jeong Mok seunim.

En conclusion

Bien entendu, les actions de défense et de promotion de la littérature coréenne ne peuvent se résumer à ce qui précède. Des questions tout aussi importantes seraient à aborder, comme par exemple la question de la valeur littéraire des œuvres qui s’exportent. Ou encore l’originalité du style des auteurs. Ou encore la question de la traduction d’une langue (coréenne) dominée dans le concert mondial des langues littéraires. Pour accéder au rang de littérature mondiale, la littérature coréenne doit-elle se fondre dans une langue débarrassée des spécificités de la langue coréenne et courir le risque de la banalisation ? Ce sera l’objet d’un autre article. La littérature coréenne en France, —si elle souhaite un jour suivre les voies de la littérature française en Corée—, doit faire l’objet d’une attention qui dépasse la seule promotion des livres, dans un contexte d’affaiblissement de la lecture. Bien entendu, une œuvre dépend de sa qualité intrinsèque et cela concerne d’abord les auteurs coréens pour entrer dans le cénacle des auteurs reconnus dans le monde entier. Mais cela concerne aussi les médiateurs que nous sommes. Ce travail de commentaire, de critique, de publication, de mise à disposition de ressources littéraires, d’enseignement, de traduction, de mises en valeur du travail des éditeurs, je le nomme travail littéraire, au sens où le mot travail signifie aussi : qui sert à transformer une situation

Bibliographie

Casanova Pascale, La langue mondiale : Traduction et domination, Seuil, 2015, Paris.

Casanova Pascale, La république mondiale des lettres, Seuil, 2008, paris.

Jeong, Myeong-kyo, Un désir de littérature coréenne, Decrescenzo, 2016

Bessard-Blanquy, Olivier (sous la direction de), Les mutations de la lecture, Les Cahiers du livre, Presses Universitaires de Bordeaux, 2012, Bordeaux.

Picard, Michel, (sous la direction de) La lecture littéraire, Clancier-Guenaud, 1987, Paris

Trouvé, Alain, Le roman de la lecture, critique de la raison littéraire, Mardaga, 2004, Bruxelles

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[1] A cette époque, j’ai été nommé conseiller du Président du Centre National du Livre pour organiser en lien avec la Corée la venue de ces 30 auteurs coréens à Paris.


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